Omniprésent

Il change la vie des gens comme autrefois le feu, la roue, l'imprimerie ou la machine à vapeur: le smartphone fait aujourd'hui partie intégrante de notre existence. L'appareil intelligent permet de faire presque tout, mais il nous accapare bien plus qu'il ne le devrait.

Texte: Peter Hossli

L’autre jour, dans les Alpes. Quatre individus bien mis sont assis dans une télécabine qui les mène au sommet de la montagne, au-dessus de Saas-Fee. Deux hommes, deux femmes. Flirtent-ils? Se donnent-ils rendez-vous pour l’apéro après le ski? Echangent-ils au moins leurs prénoms?

Rien de tout cela. Ils ne s’adressent pas la parole. Tous dégainent un smartphone. Leurs ensembles de ski tendance ont des poches spécialement prévues à cet effet. La tête baissée, ils lisent des e-mails, visionnent des vidéos, consultent la météo. L’un d’entre eux flirte visiblement avec une femme qui se trouve ailleurs, quelque part sur la planète.

Tous les quatre se cachent derrière un objet en verre et en métal. Tous les quatre ont des gants spéciaux avec lesquels ils peuvent pianoter sur l’écran tactile.

Dans ce paysage idyllique de montagne, tout devient clair: le flirt est mort, flingué par le téléphone intelligent.

L’autre jour, à Washington DC. Le nouveau président des Etats-Unis, Donald Trump (70 ans), prête serment; il tient un discours historique. Des centaines de milliers de personnes l’ont attendu pendant des heures. Mais elles n’apprécieront pourtant l’événement qu’à travers le petit écran qui se trouve au bout de leurs doigts. Au lieu de vivre l’histoire en vrai, de l’observer avec leurs yeux, elles la filment.

Après la prestation de serment, le National Mall de Washington se vide rapidement. Quelqu’un cherche sur son smartphone le chemin pour le métro. Certains appellent un taxi Uber. Ceux qui le souhaitent peuvent revoir le discours de Trump sur YouTube. Les meilleures photos du jour sont à découvrir sur Instagram et le compte rendu de l’allocution du nouveau président est disponible dans toutes les langues sur les applis de news. Des collègues de la rédaction de Zurich me demandent, via WhatsApp, quand mon texte arrivera, celui que j’écris en ce moment même sur mon iPhone. Dans ma voiture Uber, j’envoie des vidéos à Zurich par WeTransfer.

L’après-midi, c’est une application qui vous paye le café et la tranche de gâteau. Plus tard, après le travail, votre portable vous trouve un restaurant, achète des places de cinéma. Il vous permet de tchatter en vidéo avec la famille. Ou de trouver sur votre écran un autre type de réconfort, pour un instant seulement.

L’appareil mesure les pas, compte les calories, indique l’heure, le temps qu’il fera, le cours des actions. Il traduit, enregistre des sons, retouche des photos. Il sonne, vibre, fait de la musique, est un bureau et une bibliothèque, un agenda et un kiosque. Tout ce qu’un reporter doit faire, il peut le faire avec son smartphone. Ah, j’oubliais: même téléphoner.

Personne n’est plus proche de nous. Il comble les envies et remplace le sexe. Il est le dernier que nous lâchons le soir et le premier que nous touchons le matin. Au restaurant, lors d’un dîner en tête-à-tête, il y en a deux sur la table. La commande passée, on se jette dessus. Elle écrit, il lit, ou vice versa. La salade à peine avalée, on troque à nouveau sa fourchette contre son téléphone.

En 2015, «smombie» a été sacré «mot jeune» de l’année en Allemagne. C’est un mot-valise composé de «smartphone» et de «zombie». Il décrit les individus ayant sans cesse les yeux rivés sur leur mobile et traversant le paysage comme des morts-vivants, sans faire attention à ce qu’il se passe autour d’eux. En Chine, on parle de «dai tau juk», la tribu des têtes baissées. La génération smartphone ne quitte pas des yeux ses appareils électroniques, qu’elle marche, soit couchée, assise, à vélo ou en voiture. Selon le National Safety Council, plus d’un quart des accidents de la route aux Etats-Unis sont causés par des automobilistes téléphonant.

Il y a dix ans que Steve Jobs (1955 – 2011), l’ancien boss d’Apple, présentait l’iPhone. Un appareil unique qui serait trois choses à la fois: un iPod, un téléphone et un accès à Internet. Quelle sous-estimation! Aujourd’hui, il fait presque tout.

L’iPhone – et sa cohorte de copies – a changé la vie des gens. L’a catapultée, culbutée, stoppée abruptement, extrêmement accélérée. Comme avant lui le feu, la roue, l’imprimerie, la machine à vapeur, l’aviation. Depuis le largage de deux bombes atomiques sur le Japon, aucune technologie n’avait autant bouleversé la face du monde.

Ce qui était aberrant est devenu normal. Lire des tweets aux toilettes, tchatter sur un télésiège avec des amis qui se trouvent, eux, dans le désert. Des mamans caressent leur iPhone pendant que bébé crapahute dans le sable. Un câble blanc déverse dans les oreilles des cyclistes des podcasts du monde entier. Des parents reprochent à leurs enfants de ne faire que jouer en ligne et envoyer des SMS au lieu de parler avec eux. Pour se mettre immédiatement à jouer en ligne eux-mêmes et envoyer des SMS.

L’iPhone a fait naître de nouveaux champs d’activité et de métiers, en a fait disparaître d’autres. Aujourd’hui, on peut être développeur d’applications. Il y a dix ans, les plus grandes entreprises du monde étaient des banques et des groupes énergétiques. Maintenant, grâce au smartphone, les géants sont plutôt des groupes technologiques: Apple, Facebook, Alphabet, China Mobile.

Une entreprise de médias sans offre mobile? Impensable!

Le smartphone nous tient bien en main. En moyenne, nous l’effleurons 2600 fois par jour. D’après une étude britannique, nous passons quotidiennement cinq heures dessus. Soit un tiers de la journée et deux fois plus que ce qu’on croit.

Mais quel effet cela a-t-il sur nous? Quand on est à la fois ici, et là, et partout? Quand on est en réunion tout en envoyant le programme de cinéma à sa copine? Quand plus rien ne se passe ici et maintenant, mais toujours quelque part ailleurs, sur l’écran tactile?

Rien ne perturbe davantage la psyché que le téléphone intelligent que nous avons en poche, dit le spécialiste américain du cerveau Gary Small. «Il nous transforme radicalement.» Tant que la batterie tient, le smartphone transmet à notre cerveau des sons, des textes, des photos et des vidéos. Non-stop.

D’après Gary Small, cela modifie notre pensée. Les pauses aidaient l’être humain à traiter le vécu, à enregistrer les idées, à en tirer un savoir. Ne faire que recevoir, ne jamais se reposer, c’est ne rien apprendre et oublier. «Comme toutes les informations sont disponibles à tout instant, nous ne prenons plus la peine de mémoriser quoi que ce soit», note le psychiatre en chef de la Stanford University, Elias Aboujaoude.

Les scientifiques comme lui en apportent la preuve: le smartphone rend plus impatient, plus impulsif, plus narcissique, il nous dépouille de notre empathie. La nervosité interne s’accroît. La faculté d’interpréter des signes non verbaux décroît. «Quand on n’est en contact avec autrui que par l’intermédiaire d’écrans, on n’est plus en mesure d’interpréter le langage corporel», explique Gary Small. Or le cerveau de l’homme s’est développé à travers le face-à-face. «A présent, nous perdons la capacité de décoder les signes humains.»

L’efficience en prend un coup. «Lorsqu’on recherche sans cesse une stimulation dans l’environnement, on est moins performant. Comme une voiture qui démarrerait sans cesse pour s’arrêter aussitôt après.»

Et cela a des conséquences. «Parce que nous sommes toujours reliés, le temps de repos n’existe plus», expose le chercheur américain. «Pour être créatif, il est nécessaire de rêvasser.» Sans cela, «la société devient de plus en plus autistique».

Dans son livre Seuls ensemble, Sherry Turkle affirme que c’est parce que nous ne supportons pas la solitude que nous sommes sans arrêt pendus à notre iPhone. Reliés peut-être, mais seuls quand même. Sherry Turkle est professeure de sociologie au Massachusetts Institute of Technology à Cambridge. «Ces petits appareils ont un tel pouvoir psychologique qu’ils modifient non seulement ce que nous faisons, mais aussi qui nous sommes.»

Le smartphone est une béquille pour beaucoup. Une vraie conversation peut déraper, on est parfois à court de mots. Ou l’on prononce des paroles qu’on ne peut pas retirer.

Rien de tel dans l’échange numérique, où il nous semble que tout est sous contrôle. «Grâce au téléphone mobile, nous sommes avec les autres, mais nous maîtrisons tout, dit la sociologue. Les vraies relations sont sales, elles exigent une implication. La technique les lave.»

Les appareils comme l’iPhone nous aident, au quotidien, dans les domaines où nous sommes particulièrement vulnérables. Ils offrent des relations totalement contrôlables. «Tout le monde a peur de la solitude et de l’intimité, argumente Sherry Turkle. Un smartphone nous donne l’illusion d’être toujours accompagné, sans le fardeau des vraies amitiés.»

D’après elle, l’appareil crée trois illusions:

♣ l’illusion que nous pouvons être attentifs à ce que nous voulons à l’instant où nous le voulons;

♣ l’illusion qu’il y a toujours quelqu’un qui nous écoute, raison pour laquelle nous publions des choses sur Twitter, Facebook et Instagram;

♣ l’illusion que nous ne sommes jamais seuls.

C’est surtout la dernière qui modifie notre psyché. Aujourd’hui, quand quelqu’un se retrouve seul, il sort immédiatement son portable parce qu’il ne supporte pas la solitude. Or il serait important de s’y abandonner, souligne la professeure: «Ce n’est que lorsque nous ne sommes plus capables d’être seuls que nous le sommes réellement.»

Ce faux sentiment de sécurité déforme la pensée. Lorsque nous voyons que seul un être numérique nous observe, nous tombons en souffrance.

On tend un iPhone à un enfant pour le calmer lorsqu’il est nerveux. Et le résultat est à l’opposé de l’objectif visé, dit Sherry Turkle. «Faire l’expérience de la solitude est le socle de notre développement, dit-elle. Les enfants ne devraient pas manquer cette étape parce qu’un appareil leur apporte satisfaction.»

La sociologue a analysé la manière dont réagissent les enfants dont les parents sont fréquemment rivés à leur téléphone. Ses découvertes sont effrayantes: les petits répriment leurs émotions quand papa ou maman ont leur portable en main. Une petite fille triste ne pleure pas lorsque sa mère vient la chercher à l’école l’iPhone collé à l’oreille. Un petit garçon joyeux ne rit pas lorsque son père pianote sur son portable.

Ils savent que le petit écran est un grand mur entre eux et le monde. Lorsqu’on a le téléphone en main, tout le reste n’a plus d’importance. «Je suis tout de suite à toi, encore une minute», dit le père à son enfant sur le toboggan, tout en continuant de pianoter. Comme l’alcoolique et son éternel dernier verre.

S’agirait-il donc d’une addiction? En tout cas, les personnes qui oublient leur téléphone à la maison sont rapidement paniquées. Qu’elles le négligent un moment et elles éprouvent un sentiment d’abandon.

A l’instar des individus dépendants à l’héroïne ou à la nicotine, les utilisateurs de l’iPhone produisent de la dopamine, l’«hormone du bonheur». Les zones de leur cerveau qui s’activent sont surtout celles qui concernent les sentiments, comme si le smartphone était un ami, un membre de la famille, un amant.

Comme s’il s’agissait d’amour. L’élu de notre cœur existe en différentes couleurs et possède une mémoire dotée de 256 Gigabytes. ⎫