Texte: Peter Hossli Photos: Severin Nowacki
Jessica Habegger est sous la pluie, en maillot de bain. Elle tremble. Après une demi-heure de séance photos, elle a manifestement froid. Mais la jeune femme de 32 ans n’est pas fatiguée.
«Allons nager», dit-elle au journaliste, qui enfile un maillot. Elle rayonne. «Il fait plus froid dehors que dans l’eau».
Ils sautent ensemble dans le bassin bleu pâle. Un brouillard épais recouvre la piscine extérieure d’Adelboden, dans l’Oberland bernois. Il bruine. Fin août déjà, l’automne arrive dans les Alpes. Mais Jessica ne craint pas les refroidissements. «J’ignore sciemment les dangers», dit-elle, en enchaînant les longueurs de brasse dans la ligne de 25 mètres. «Si je pense à tout ce qui pourrait m’arriver, je vais sûrement tomber malade.» Et Jessica ne peut pas se permettre de tomber malade. Son corps aurait du mal à se défendre. A 16 ans, elle a eu une transplantation cardiaque. Depuis, elle avale 30 comprimés par jour, pour faire baisser les défenses de son organisme. Et pour que ce corps étranger ne soit pas rejeté.
Les médecins lui déconseillent les piscines, car les bassins grouillent de bactéries. Et lui disent d’éviter les animaux. Mais Jessica nage régulièrement et partage sa vie avec deux chiens, un carlin noir et un bouledogue marron. «Me dépenser me fait du bien», explique-t-elle en accélérant la cadence. «Partout, la mort nous guette, et ça ne s’applique pas qu’à moi.» Voilà pourquoi, selon elle, il est d’autant plus important de ne pas en avoir peur. «Sinon, tu oublies de vivre.»
Parce qu’elle aime la vie, elle la vit consciemment, mange sainement et sort avec ses chiens par tous les temps. «En fait, je ne devrais pas sortir découverte mais autant mourir tout de suite.» Cela dit, il y a des risques qu’elle ne prend pas. Elle a renoncé à ce tatouage qu’elle aurait aimé avoir, à cause des risques d’infection. Une longueur en crawl, elle plonge, se retourne et continue sans s’arrêter. Son corps élancé glisse dans l’eau avec grâce. «Paul nage avec moi», dit-elle. «Il est toujours là, quoi que je fasse.»
Paul, c’est le nom qu’elle a donné à celui dont elle a reçu le cœur à l’âge de 16 ans. Jessica est encore adolescente lorsque, soudain, elle peine à monter les escaliers. Elle qui n’est jamais à bout de souffle, la nageuse aguerrie, l’une des plus rapides du pays. Elle apprend à nager à 3 ans et intègre le club de natation de Berne alors qu’elle est encore à l’école enfantine. Usant de son propre corps, elle explore ses limites. Elle s’entraîne à midi et le soir, et à la fin, dix fois par semaine. Et nage six kilomètres à chaque entraînement. Le sport détermine sa vie et le choix d’un métier. Ce qu’elle aimerait, c’est faire un apprentissage de vendeuse dans un magasin de sport. Mais elle ne pourrait plus s’entraîner. Quand elle commence sa 10e année scolaire, elle est à l’école le matin et nage l’après-midi. Elle aide aussi sa mère à nettoyer des escaliers.
On est en été 2001 et le monde observe le nouveau président des Etats-Unis, qui ne semble pas être à la hauteur de sa fonction. Le 6 août, George W. Bush lit une note classée secret défense de la CIA, intitulée «Ben Laden déterminé à frapper aux Etats-Unis.»
Bien loin de là, à Neuenegg près de Berne, Jessica se rend chez le médecin. Le moindre effort est devenu trop pénible. Le diagnostic tombe: son cœur ne fonctionne pas correctement et ses valves cardiaques ne sont pas étanches. Le médecin est rassurant, ce n’est pas grave, il s’agit sûrement de caprices du corps dus à la puberté. Un comprimé, et tout ira mieux. Mais le comprimé ne résout rien du tout. Toutes les heures, Jessica vomit. Son médecin la dirige vers l’hôpital universitaire de Berne. Pendant qu’elle est dans son cabinet, dans la salle d’attente, une patiente âgée fait un arrêt cardiaque. Et meurt.
Les médecins placent un cathéter à Jessica et introduisent une sonde dans son cœur. Ils détectent des tissus cicatriciels et constatent que son cœur a une taille trois fois supérieure à la normale et qu’il est rongé par les bactéries. Son état s’aggrave rapidement. Au bout de trois jours, son cœur s’arrête. «Une ligne plate», déclare Jessica. La ligne verte du moniteur de fréquence cardiaque n’oscille plus. Elle est immédiatement réanimée. Son père décide de la relier à une machine cœur-poumon et de l’inscrire sur la liste d’attente des dons de cœurs, en vue d’une transplantation.
La famille tremble d’inquiétude. Elle attend qu’un autre jeune décède pour que Jessi vive.
Il y a de bonnes chances, disent les médecins. C’est la saison des motards. A Adelboden, Jessica sort du bassin, s’essuie les jambes, enfile des vêtements chauds, sèche ses cheveux blonds ondulés et m’emmène dans son appartement au dernier étage d’un chalet, au cœur du village. Ses souvenirs de ses semaines passées à l’hôpital sont flous, dit-elle. «Je suis partie plus d’une fois, j’étais presque morte. J’ai senti que je quittais mon corps, que je suivais la lumière, celle qui mène au néant. Quelque chose m’a retenue.» Son père lui a expliqué plus tard qu’il lui aurait dit, sur son lit d’hôpital: «Reste, Jessi, j’ai besoin de toi.»
A l’hôpital justement personne ne lui dit ce qui l’attend. Parce que personne ne sait comment elle pourrait réagir. Jusqu’au 11 septembre 2001, elle ne se doute de rien.
Ce mardi-là en Suisse, un jeune donneur d’organe perd la vie. A New York, à 8 h 46 heure locale, des terroristes, sur ordre de leur chef Oussama ben Laden, font percuter un premier avion sur la tour nord du World Trade Center. Un deuxième avion frappe la tour sud à 9 h 03. Au même moment, c’est-à-dire vers 15 heures en Suisse, le chirurgien cardiaque Thierry Carrel et son équipe de l’hôpital universitaire de Berne se préparent pour une opération qui doit durer six heures. «Tu vas recevoir un cœur tout neuf», disent les parents à leur fille. Ce que ça veut dire, elle n’en a aucune idée. «Oui, trop cool», répond-elle.
A 16 heures, elle entre dans la salle d’opération. Ses parents, dans la salle d’attente, voient s’écrouler les tours du World Trade Center et 2996 personnes trouver la mort. «Cette journée, comment l’avez-vous vécue?», demande Jessica au journaliste.
Je raconte que ce mardi-là, je suis arrivé à 8 heures à mon bureau à Manhattan pour préparer une interview. Que ma collègue norvégienne a annoncé, peu avant 9 heures, qu’un avion avait percuté le World Trade Center. Que j’ai vu dans la rue un deuxième Boeing 767 foncer sur la deuxième tour. Que j’ai annulé mon interview pour me mettre immédiatement au travail. Jessica veut tout savoir de ce journaliste qui l’interroge et qui, le 11 septembre, était correspondant à New York. «C’est le jour où j’ai reçu ma seconde vie», dit-elle. Au bout de sept heures, Jessica se réveille et se tâte les cheveux. Elle pense avoir eu une chimiothérapie. Ses boucles blondes sont toujours là mais les muscles de ses bras et de ses jambes ont disparu. «Je suis infirme?», demande-t-elle en pleurant. Son père la rassure. «Si ça se trouve, t’oses pas me le dire et tu mens.» Si ça se trouve, le chirurgien lui a implanté l’âme d’un voyou.
Son nouveau cœur l’a-t-il changée? A-t-elle deux âmes en elle? «Pour moi, c’est juste un gros muscle, un morceau de viande», répond Jessica. Ça l’aide à se sentir plus vivante. Elle a une maxime: «All in». Elle veut tout tenter. «Mon donneur n’est pas mort pour rien. Grâce à lui, je vis encore plus intensément.» Bien qu’elle ne sache rien de lui. Qui il était, comment il vivait, comment il est mort. Si c’était un homme ou une femme. Elle sait juste qu’il ou elle est décédé(e) et que ses parents ont perdu leur enfant. «Je pense que c’était un motard», dit-elle. «Mon cœur est celui d’un homme – grand et fort.»
Elle m’emmène au grenier et me montre un squelette en plastique. «C’est Paul, mon donneur.» Pour parler de lui sur WhatsApp, elle utilise l’emoji du fantôme. «Ce que je fais, je le fais pour Paul et pour moi.» Dans sa chambre trônent plus de vingt médailles, qu’elle a gagnées en natation lors des Jeux Européens et Mondiaux des Transplantés. Or, argent et bronze, tout y est. «Je suis devenue championne du monde pour Paul», affirme Jessica, ajoutant: «c’est mon meilleur ami.»
En Suisse, donneurs et receveurs d’organes restent anonymes. Jessica pourrait écrire aux proches de son donneur. La Fondation nationale suisse pour le don et la transplantation d’organes Swisstransplant transmettrait son courrier. «Mais je ne le fais pas», dit-elle. Parce qu’elle ne sait pas si la famille le souhaite. Et c’est sciemment aussi qu’elle ne cherche pas à savoir qui est mort des suites d’un accident le 11 septembre 2001.
Ce jour-là, dans le service de soins intensifs, tous les regards étaient rivés sur la télévision. Comme si c’était la guerre. «Il s’est passé quelque chose», lui disent ses parents. Elle est contente de ne pas focaliser toute l’attention. Elle a besoin de temps pour elle, elle doit réapprendre à se lever, marcher et se débrouiller toute seule. Pour tout le monde, le 11 septembre est synonyme de mort et de destruction. Pour elle au contraire, ce jour est un cadeau. «Cette journée m’a offert 16 années de vie supplémentaires». Quatre ans de plus que ce que les médecins avaient prédit à l’époque. «Le 11 septembre, c’est mon deuxième anniversaire, une date maintenant plus importante que le 24 novembre.» Plus importante que le jour où elle est née. En 2017, elle aura 16 ans, et 33 ans. Elle veut vivre encore longtemps, peut-être un jour avec le cœur d’un deuxième donneur.
Un an après l’opération, elle quitte la maison familiale. Elle se sent confinée, maternée et surveillée. Ses parents la couvent 24 heures sur 24. «Ils ne cuisent les pâtes plus que sans sel.»
Elle tombe amoureuse et vit pendant onze ans avec Manuel. Leur relation finit mal. Elle subit une forte pression émotionnelle. Quand elle veut le quitter, il la menace. Elle ne mange plus, maigrit et a du mal à respirer. De l’eau s’accumule dans ses poumons. Son corps est prêt à rejeter son cœur. «C’est là que j’ai décidé de le quitter. Je ne mourrai pas pour un homme.»
Elle vit seule pendant trois ans. Les hommes qui lui plaisent lui disent qu’ils ont peur de tomber amoureux car elle va mourir. D’autres ne supportent pas sa cicatrice, qui va de la base de son cou jusqu’à la poitrine. Sur son ventre court une autre marque horizontale, souvenir des trous pra-tiqués pour la relier à la machine cœur-poumon. Beaucoup redoutent l’amour physique. «Ils pensaient que mon cœur allait exploser.» Jessica rit. «Les hommes se surestiment!» D’autres la quittent car elle ne doit pas avoir d’enfant. Les médecins lui déconseillent une grossesse du fait de ses médicaments. Accoucher pourrait lui coûter la vie. Et après une transplantation cardiaque, il n’est plus possible d’adopter un enfant en Suisse. Avoir un enfant, «ce serait mon plus beau rêve», affirme Jessica, qui pense à la gestation pour autrui. «Mais ça coûte cher et c’est illégal en Suisse.»
Il est important pour elle d’être franche avec les hommes. Elle leur montre à tous sa cicatrice. Parce que, pour elle, c’est un «faux problème». «C’est grâce à cette cicatrice que je suis en vie.» La seule chose qui l’inquiète, c’est de voir son visage gonfler. Cinq fois déjà, son corps a rejeté son nouveau cœur. Elle doit alors prendre de fortes doses de cortisone, et son visage gonfle.
Il y a un an, elle a vu sur Facebook la photo d’un snowboarder faisant une grande courbe dans la poudreuse. «J’ai été touchée par l’élégance athlétique qui se dégageait de la photo», dit-elle. «Il fallait que je rencontre ce snowboarder.» Dès le troisième message, elle lui parle de son cœur. Elle lui envoie un article parlant d’elle, paru dans Migros Magazine. «Lis-le si ça t’intéresse vraiment.» Markus, 36 ans, est forestier-bûcheron de formation, originaire de Schaffhouse. Il vit depuis neuf ans à Adelboden. D’abord moniteur de snowboard, il travaille maintenant dans l’hôtellerie. Il quitte son amie pour Jessica. Elle emménage chez lui et quitte Flamatt, dans le canton de Fribourg, pour Adelboden. «C’est le premier homme qui me voit comme Jessi et pas seulement comme une transplantée.»
Ils sont en harmonie et ça se voit. Les phrases qu’il commence, elle les finit. Ils aiment tous deux le fantastique et ont une âme d’enfant. Pour leur premier rendez-vous, ils se rencontrent à un salon du jouet. Leur appartement regorge de figurines «Star Wars», de têtes de mort et de skates. «C’est l’homme de mes rêves», dit-elle. Sa demande en mariage l’attend à Disneyworld, à Orlando, en Floride. Ensemble, ils visitent le parc Disneyland de Paris, mais sans enfant. C’est vrai, Markus voudrait une famille. Mais, dit-il, «si tu étais enceinte, j’aurais peur pour toi.» «Ça fait du bien à entendre.» «Même si la grossesse se passait bien, tu pourrais mourir pendant l’accouchement.» «Il te resterait notre enfant.»
«Je préfère ne pas avoir d’enfant plutôt que de te perdre.» Markus n’a pas plus peur pour son amie que d’autres, qui tremblent pour ceux qu’ils aiment. Pour s’endormir, il a dû s’habituer à entendre le cœur de Jessica, qui bat beaucoup plus vite et plus bruyamment que le sien. Comme si elle venait de faire un marathon. «Au début, je pensais qu’elle allait mourir.» Mais maintenant, il sait qu’un cœur transplanté bat plus rapidement.
Avant d’emménager à Adelboden, elle vivait à dix minutes de l’hôpital universitaire de Berne. «Dans quel hôpital je dois t’amener en cas d’urgence?», demande Markus. Elle rit. «Trésor, s’il m’arrive quelque chose, je pars en hélicoptère.» En tant que transplantée du cœur, elle bénéficie d’une prise en charge médicale prioritaire. Les soins qu’elle reçoit sont rapides et de qualité. Si elle explique au médecin des urgences qu’elle a mal à la gorge, elle attend une heure. Mais si elle ajoute qu’elle a eu une transplantation cardiaque, «ils accourent tous».
Personne ne sait pourquoi son cœur est tombé malade. Après l’opération, les médecins lui ont demandé si elle était dopée. «Non!» Selon elle, c’est un «orgueil mal placé» qui en est la cause. «Je passais tout mon temps à m’entraîner et je ne savais pas me reposer.» Même malade, elle allait nager. Comme ces footballeurs surentraînés, qui tombent raides morts sur la pelouse des stades. «Je me suis démolie moi-même.»
De l’orgueil, elle n’en a plus. Elle ne fait plus la comparaison avec sa forme d’avant. Quand elle nageait, courait et pédalait plus vite que les garçons de sa classe. Maintenant, elle économise pour s’acheter un vélo électrique. Elle ne court plus parce que ça fait battre son cœur.
Ce ne sont plus les performances qui comptent mais sa seconde vie. Elle vit de sa rente d’invalidité. Elle dit avoir été marquée par les parcours d’autres sportifs, celui de Lance Armstrong, qui a vaincu le cancer et de Mohammed Ali, qui s’est engagé contre le racisme, mais aussi par les films «Rocky». Sa devise: «never give up». Jessica Habegger ne renonce jamais. «Certains jours, je me demande: pourquoi moi?» Mais ça passe. «Je tombe, je me relève et j’avance.»