De Peter Hossli
L’aula de l’Uni de Zurich est haute et claire. C’est ici que le 19 septembre 1946 Winston Churchill faisait l’éloge des «Etats unis d’Europe». L’Europe pourrait être un jour aussi «libre et heureuse que la Suisse», dit-il dans un discours resté fameux. «A l’époque, les relations entre la Suisse et l’Europe étaient compliquées depuis 500 ans déjà, affirme l’historien de l’économie Tobias Straumann, 48 ans. Une détente n’est pas en vue. Il y aura d’autres compromis. Le chassé-croisé entre prise de distance et rapprochement subsistera pendant des décennies. Un dilemme déjà ancien empêche toute solution durable.»
La Suisse voudrait rester neutre et décider de manière autonome de sa politique de commerce extérieur. Elle est en relation commerciale avec autant de pays que possible. Elle entend conclure des accords de libre-échange sans interférence extérieure. En même temps, un accès ouvert à l’UE, son premier partenaire commercial, lui est indispensable. Bruxelles exige de Berne qu’elle renonce en échange à une partie importante de sa souveraineté. «De toute évidence, ces deux intérêts sont difficilement conciliables.»
L’origine du dilemme remonte à 500 ans, assure Tobias Straumann. Les grands Etats se forment en Europe entre 1500 et 1800: l’Espagne, la Prusse, la Grande-Bretagne et la France. Ces Etats mènent des guerres coûteuses, conquièrent le Nouveau Monde. Pour financer tout ça, ils doivent faire rentrer de nouveaux impôts, ce qui postule beaucoup plus de centralisme. «La Confédération ne mène plus de guerres. Elle mise sur son indépendance. Le fédéralisme reste fort.» Pendant 300 ans, l’évolution de l’Europe et de la Suisse se fait à contresens. «C’est de cette époque que date la pierre angulaire d’un rapport problématique.»
Après la Première Guerre mondiale, les relations se mettent à bouger. Le 16 mai 1920, 56% des Suisses disent oui à la Société des Nations. Pour la première fois, ils sont prêts à céder une partie de leur neutralité en faveur de la paix en Europe. La Société des Nations mord la poussière avec la crise économique. Après la Deuxième Guerre mondiale, six pays tentent à nouveau une intégration européenne: l’Italie, l’Allemagne, la France et les Etats du Benelux fondent la Communauté économique européenne (CEE). «Ils voulaient avant tout une chose: en finir avec la guerre.»
La Suisse, la Grande-Bretagne et les Etats scandinaves n’en font pas partie. Mais cela changera pour des raisons économiques: «En 1973, les Britanniques rallient la Communauté européenne parce qu’ils craignent de manquer le coche et parce qu’ils veulent freiner l’Europe», insiste Tobias Straumann. Les Danois suivent peu après. Leurs principaux partenaires commerciaux – Allemagne et Grande-Bretagne – sont déjà dedans: «Le Danemark n’avait plus besoin d’une politique commerciale indépendante.»
En 1972, les Norvégiens disent non à la CE. «Comme les Suisses, ils refusent de céder leur politique étrangère à Bruxelles», explique l’historien. La même année, les Etats de l’AELE votent sur un accord de libre-échange avec l’Europe. La Suisse dit oui: «C’est idéal, constate Tobias Straumann. Les Suisses ont un libre accès au marché mais n’en font pas partie. Ils restent autodéterminés.» Et de souligner: «Cet accord est toujours valable.» La Suède neutre, le pays le plus semblable à la Suisse, approuve à son tour le libre-échange. Désormais, les rapports avec l’Europe connaissent quinze années paisibles.
Au milieu des années 80, c’est la panique. Jacques Delors, président de la Commission de l’UE, craint que l’Europe ne rate son rendez-vous économique. Il a peur du Japon. Pour rester compétitif, il veut un marché intérieur intégré. «C’est le moteur des problèmes actuels de la Suisse», remarque Tobias Straumann. L’Europe doit être mieux intégrée et disposer de sa propre monnaie, l’euro.
Delors propose un accord à la Suisse: l’EEE lui vaudra un libre accès au marché intérieur et, en plus, un droit de codécision. Le Conseil fédéral est partant. Lors des négociations, le droit de codécision tombe, mais l’EEE est quand même mise aux voix en 1992 et se casse la figure. «Le peuple constate que la souveraineté perdrait des plumes, c’est pourquoi il dit non, pense Tobias Straumann. Seule une crise incite un pays à modifier un système existant.»
Il établit sa thèse par des exemples: au début des années 90, la Suède vit une de ses pires crises et, en 1994, elle dit rapidement oui à l’UE. Neuf ans plus tard, le non à l’euro est clair, les Scandinaves se portent de nouveau comme un charme. En 2008, l’Islande glisse dans la récession et, du coup, veut entrer rapidement dans l’UE et adopter l’euro. «Puis les Islandais s’avisent que la dévaluation de leur monnaie leur vaut des atouts économiques et ils changent d’avis.»
La Suisse abandonnerait sa souveraineté au mieux si le pays était victime d’une crise grave. «Nous n’entrerons dans l’UE que si les choses tournent vraiment mal pour nous», assure Tobias Straumann.
C’est suite à ce dilemme ancien que le peuple a approuvé le 9 février l’initiative de l’UDC. «La réglementation de l’immigration est un élément décisif de la souveraineté. Il n’y a donc rien de surprenant à ce qu’une majorité ait opté pour la suppression de la libre circulation des personnes.» La Suisse en est aujourd’hui au même point qu’au milieu des années 80: elle est déchirée entre son souhait d’indépendance et le besoin d’être en bons termes avec l’UE.
Comment cette relation évoluera-telle? «Il y a d’autres votations en vue, on se rapproche puis on prend de la distance. Aussi longtemps que la Suisse aura sa démocratie directe, rien ne changera», pense Tobias Straumann. Car le peuple n’entend pas renoncer à ses droits démocratiques.
Pour l’historien, le dilemme est insoluble. Ce qui n’est pas si grave: «La politique n’est pas là pour résoudre sans cesse les problèmes. Il suffit qu’elle négocie de bons compromis qui fonctionnent un certain temps.»