La coupe du monde, c’est le cirque!

L’écrivaine sud-africaine, 86 ans, Prix Nobel de littérature, farouche et ancienne opposante au système de l’apartheid, proche de Mandela, pose un regard sans complaisance sur l’Afrique du Sud de Zuma.

Propos recuillis par Peter Hossli

gordimer_1Depuis la parution de sa première nouvelle, alors qu’elle avait à peine 15 ans, elle est la voix de l’Afrique du Sud. Nadine Gordimer habite une rue tranquille de Johannesburg. Dans son salon, en pull et pantalon de velours, elle propose le thé dans des tasses de porcelaine. Elle est née il y a 86 ans, fille d’une Anglaise et d’un Juif lituanien. Dans les années 50, elle se range du côté des Noirs et de l’ANC. Lorsque Mandela sort de prison en 1990, elle est une des premières personnes qu’il rencontre.

L’Afrique du Sud est actuellement prise tout entière par la fièvre de la Coupe du monde. Que signifie-t-elle pour votre pays?
Nadine Gordimer: Je ne veux pas jouer les trouble-fêtes. Les gens ont besoin de pain et ils ont besoin de jeux. La Coupe du monde, c’est le cirque. La question du pain n’est pas réglée. Pendant que nous discutons ici, tous les deux, des milliers de gens font la grève en Afrique du Sud. Ils sont sous-payés et subissent des conditions de travail médiocres.

soccerOn dit que la Coupe du monde serait aussi importante pour l’Afrique du Sud que la fin de l’apartheid. Vrai?
C’est absurde. Avec l’abolition de l’apartheid, on a assisté à la fin d’un racisme qui durait depuis des siècles. Le seul avantage de ce cirque, ce pourrait être des investissements étrangers et, par conséquent, quelques postes de travail. Il est plus qu’incertain qu’on arrive à ce résultat. Finalement, nous allons nous retrouver comme les Grecs après les Jeux olympiques – avec des stades coûteux dont plus personne n’a besoin.

A l’effondrement de l’apartheid, en 1990, le monde regardait l’Afrique du Sud avec beaucoup d’espoirs. Vingt ans plus tard, se sont-ils réalisés?
Quelques-uns, mais pas beaucoup. Nous étions naïfs. Les Noirs comme les Blancs. Lorsqu’on lutte contre un phénomène aussi important que l’apartheid, personne ne prend le temps de réfléchir à ce qui vient après. La seule chose que nous voulions, c’était abolir l’apartheid. Aux premières élections démocratiques de 1994, nous avons fait une énorme fête, comme à Berlin à la chute du Mur. Une fête est suivie de la gueule de bois. Nous nous sommes réveillés avec de terribles maux de tête. Ils sont toujours là.

Pourquoi ne vous en êtes-vous toujours pas remis?
Notre plus grand problème est le chômage. Nous n’avons pas été capables de tenir la promesse de donner à chacun une maison convenable, avec l’eau courante et l’électricité. Et il y a encore trop de gens en Afrique du Sud qui n’ont pas pu bénéficier d’une formation digne de ce nom.

nadine_hundVotre roman le plus connu, «July’s People», date de 1981. Vous y décrivez l’Afrique du Sud comme un pays qui sombre dans les troubles raciaux et la violence. Pourquoi votre prophétie ne s’est-elle pas réalisée?
Lorsque j’ai écrit le livre, nous étions au bord du gouffre. C’est en premier lieu à Mandela que nous devons de ne pas y avoir été précipités. A cela s’ajoute le facteur économique. Les Français ont soutenu l’apartheid, de même que les Britanniques, les Américains et les Suisses. Tous, à l’exception des Scandinaves, qui nous ont aidés, ont accordé au régime des crédits importants.
A la fin des années 80 s’est produite une réorientation. Les banques américaines, surtout, ont refusé de repousser le remboursement des dettes si des réformes politiques n’étaient pas entreprises rapidement. Une chose était claire pour ceux qui détenaient le pouvoir: s’ils ne changeaient rien, ils s’appauvrissaient. Et, avec eux, tout le pays. Le régime de l’apartheid s’est retrouvé le dos au mur.

Les Noirs ont supporté des décennies de violence. Pourquoi n’ont-ils pas rendu après 1990 la brutalité subie?
Pour cela, on doit à la population noire le plus grand respect. Aujourd’hui encore, je ne comprends pas pourquoi ils ne se sont pas soulevés et ne nous ont pas tous égorgés.

Les Noirs détiennent actuellement la majorité politique. Ont-ils aussi le pouvoir?
Le pouvoir est déterminé par notre Constitution, la meilleure du monde. Celui qui détient le pouvoir doit en user de manière responsable. Le pouvoir économique est resté entre les mains des Blancs internationaux. On observe actuellement de quelle manière les Chinois tirent le pouvoir économique à eux.

La base de l’apartheid, c’était le racisme. De quelle manière le rapport entre Blancs et Noirs s’est-il modifié?
Je ne suis pas la bonne personne pour y répondre. Dans ma vie d’adulte, je ne me suis jamais contentée d’appartenir aux Blancs. Bien sûr, ma peau est blanche, mais, depuis mon adolescence, j’entretiens des liens étroits avec des Noirs. Même lorsque l’ANC était interdite, j’ai travaillé pour le parti avec mon mari.

wahlenVotre œuvre, pour laquelle vous avez obtenu le Nobel de littérature en 1991, est fortement marquée par l’apartheid sud-africain. De quelle manière son abolition a-t-elle changé votre travail?
Votre question sous-entend que nous autres, auteurs sud-africains, n’avons écrit que sur l’apartheid. C’est ce qu’ont fait les propagandistes. Nous pas. Pour nous, c’est un nouveau monde qui s’ouvrait. Tout à coup, c’est la censure qui avait disparu, nous étions libres. Dans les parcs, où seuls pouvaient jusque-là se rendre les Blancs, des femmes noires avaient désormais le droit d’embrasser des hommes blancs. L’Afrique du Sud s’est rapprochée du monde – ce qui fut un choc pour nous autres auteurs.

Que pensez-vous du président Zuma?
Cela me perturbe beaucoup qu’un homme comme lui dirige mon parti et soit devenu président de l’Afrique du Sud.

Vous êtes une amie de Nelson Mandela. Comment va-t-il?
Ses amis essaient de préserver sa tranquillité. Souvent, des gens viennent me voir pour me dire qu’ils aimeraient rencontrer Mandela. Je n’apporte pas mon aide. Cela dit, il va sur ses 92 ans, avec les problèmes qui y sont liés: ses jambes le font souffrir et sa mémoire lui joue des tours. Mais son humour est resté le même.

Il est resté vingt-sept ans derrière les barreaux. Pourquoi ne s’est-il jamais vengé?
Nelson Mandela est un homme pacifique, il ne connaît pas la rancune. Il n’a jamais rappelé sa victoire à un adversaire pour prendre le dessus. Il avait la volonté de faire gagner tous les Sud-Africains, ensemble. Pour lui, la vengeance aurait été un pas en arrière. Dans chaque situation, il se demande de quelle manière il faut avancer. Lorsqu’il était en prison, il ne s’est jamais considéré comme un prisonnier, mais comme une partie de nous.

apartheidEn 1995, il a utilisé le titre de champion du monde obtenu par l’équipe sudafricaine de rugby pour unifier le pays. Quelle importance peut revêtir le succès de l’équipe nationale de football?
Qu’est-ce qui vous assure que ce succès en rugby a permis d’unifier le pays? En 1995, nous commencions tout juste à construire des maisons pour tous. Le titre de rugby était un joli spectacle, sûrement, qui a détourné notre attention du fait que nous n’avions pas tous à manger. Mais comment peut-on être loyal envers son pays, quand ce pays ne fait rien pour nous?

Est-ce que vous soutenez l’équipe qui représentera l’Afrique du Sud lors de la Coupe du monde?
Je suis patriote, mais mon patriotisme ne dépend pas d’un jeu. Je préfère le concret, je veux les 500 000 nouveaux postes de travail que Zuma a promis. Je serai fière de l’Afrique du Sud dès que nous aurons atteint les objectifs que nous avons négligés.

Nadine Gordimer
Née à Springs en Afrique du Sud, en 1923, de père lituanien et de mère anglaise, elle publie son premier texte à 15 ans. Suivent treize romans, plus de deux cents nouvelles et plusieurs recueils d’essais. Antiapartheid, proche de l’ANC de Mandela, mariée deux fois, deux enfants, elle a reçu le prix Nobel de littérature en 1991.