De Peter Hossli (texte) et Pascal Mora (photos)
Des femmes en costume traditionnel chantent des mélodies de soldats ukrainiens et cosaques. Les employés municipaux sont en chemises folkloriques. Et la maire tient un discours euphorique. Au milieu de toute cette agitation, un Appenzellois fêté en Ukraine, visiblement touché par la situation et pourtant mal à l’aise. Avec une paire de ciseaux, Martin Huber coupe un ruban bleu dans la commune ukrainienne d’Ivankiv et remet un logement en bois à une famille dont la maison ancestrale a été détruite par des soldats russes.
C’est déjà la 100e maison que le Suisse livre à la plus grande commune ukrainienne en termes de superficie. Depuis le début de l’attaque russe, l’entrepreneur d’Herisau a offert un nouveau toit à une centaine de familles qui ont vu leurs biens partir en fumée. «Que vos bonnes actions soient récompensées au centuple», a remercié la maire Tetiana Svyrydenko lors d’une réception. L’artisan de Suisse orientale est devenu le bénévole helvétique le plus reconnu en Ukraine.
«Le fait qu’il y ait déjà 100 citoyens touchés est une grande satisfaction, déclare Martin Huber après la cérémonie. Mais qu’ils me célèbrent, ça ne devrait pas être le cas.» Il estime n’avoir fait que son devoir: «Donner aux gens le minimum nécessaire pour que leur vie continue.»
C’est la modestie qui parle, mais il ne faudrait pas. Parce que Martin Huber a accompli des choses extraordinaires au cours des deux dernières années. Aucun autre Suisse n’a fait autant bouger les choses en Ukraine que lui depuis le début de la guerre.
Martin Huber connaît bien l’Europe de l’Est. Il a repris l’entreprise de fenêtres de son père à Herisau. Dans les années 1990, il s’est développé en Russie. Après onze années de succès, il a vendu l’entreprise à Moscou. Comme son plus proche collaborateur est ukrainien et que de nombreux chênes poussent dans les forêts autour de la ville de Vinnyzja, il a déménagé dans le pays voisin en 2005.
Depuis, il fabrique des carrelets de fenêtre à partir de ce bois dur dans sa propre usine et les achemine à Herisau, où ils sont transformés en cadres de fenêtre. Des monteurs les installent dans des villas, des installations sportives ou des maisons communales. Les cadres de fenêtres de la gare centrale de Zurich, récemment rénovée, ont également été fabriqués en chêne ukrainien par Huber Fenster AG.
Lorsqu’au printemps 2022, Martin Huber a vu des photos des destructions en Ukraine, il s’est dit: «Il faut que je fasse quelque chose.» Avec l’entrepreneur grison Enrico Uffer, il a développé à Savognin (GR) une maison en bois simple mais confortable, a fait venir des artisans ukrainiens en Suisse où ils ont appris à la construire. Et il a fondé l’association Ukraine Hilfe.
En juillet 2022, la première maison est arrivée par camion de Suisse. Une mère célibataire et ses deux jeunes enfants y ont emménagé. Martin Huber a fait construire les 99 maisons suivantes dans son usine près de Vinnyzja.
Ses monteurs les ont ensuite livrées à Ivankiv. C’est ici, au sud de Tchernobyl, que les Russes ont débarqué de Biélorussie à l’hiver 2022. En quelques semaines, ils ont détruit 2385 maisons rien qu’à Ivankiv. Depuis les airs avec des avions, des hélicoptères, des drones et des missiles, depuis le sol avec des canons et des chars. Des milliers de personnes se sont retrouvées sans abri.
Les armes se sont tues à Ivankiv, les Russes ont été repoussés. Mais les blessures de la guerre n’ont pas cicatrisé chez les habitants. Raisa Saiko, 72 ans, montre du doigt sa maison en bois. Elle a travaillé dans une usine de vaisselle jetable, et récemment, en tant que directrice adjointe. «C’est mon nouveau chez-moi», confie cette mère de deux filles adultes avant de fondre en larmes. Ce ne sont pas seulement des larmes de joie. Le 25 février 2022, elle a accueilli son petit-fils, un garçon de 14 ans plein de vie. La famille pensait qu’il serait plus en sécurité à la campagne que dans la capitale Kiev.
La grand-mère Raisa se tenait à côté de lui dans le jardin lorsqu’un drone russe a tiré sur sa maison et que des éclats ont atteint le garçon. La maison a pris feu et le petit-fils s’est effondré. Une femme médecin l’a chargé dans sa voiture et s’est rendue à l’hôpital local. En chemin, des soldats ont tiré sur la voiture. Le médecin et l’enfant ont été extraits de la voiture. Ils étaient morts. «Ce jour a détruit ma vie», déplore Raisa Saiko.
Elle se sent complice de la mort de son petit-fils dont elle avait la charge. «Ma fille ne me rend plus visite, c’est trop difficile pour elle de retourner là où elle a perdu son unique enfant.» Elle ne reçoit pas d’aide psychologique. Mais les enquêteurs ukrainiens l’ont interrogée à plusieurs reprises afin de réunir des preuves dans une enquête pour crimes de guerre.
Elle parle de sa nouvelle maison en bois comme un tournant dans sa vie. «Cette maison représente tout pour moi», dit-elle en serrant Martin Huber dans ses bras. Dehors, dans le jardin, elle récolte des prunes, des cerises et des poires. Les arbres fruitiers ont résisté aux attaques russes.
Son défunt mari était russe, le père de son gendre est russe. «Tous deux sont des gens bien, mais dire du bien des Russes, c’est difficile pour moi.» Pour elle, la guerre n’est pas prête de se terminer. Sur le front, les armes manquent, à la maison, les hommes aussi. «Il est presque impossible de trouver un artisan. Tous les hommes sont à la guerre.»
Près de 29’000 personnes vivent à Ivankiv. La commune est composée de plusieurs villages et, avec ses 3600 kilomètres carrés, elle est un peu plus grande que le canton de Vaud. «Les Russes nous ont pris beaucoup de choses, raconte la maire. Ce qu’ils n’ont pas pris, ils l’ont détruit.»
Elle a pris ses fonctions quelques mois avant le début de la guerre et s’occupe depuis de la reconstruction de sa commune. Elle parcourt l’Europe pour demander de l’aide. En Allemagne, à Sindelfingen, elle trouve des camions de pompiers qu’elle peut emmener avec elle. Mais son principal partenaire est l’Appenzellois Martin Huber. Il a pu rapatrier des lits électriques pour l’hôpital local. Et il a aidé à faire venir quatre bus des transports publics zougois. Un cinquième devrait bientôt suivre.
Les maisons en bois constituent la pièce maîtresse. Les numéros 101 et 102 sont déjà terminés. Martin Huber a encore de l’argent pour dix autres maisons. S’il parvient à en trouver davantage, il poursuivra la construction.
Le besoin est grand. Son associé ukrainien Sergueï Medvechouck s’est rendu la semaine dernière à Kherson, une ville ravagée par la guerre, et a rencontré les autorités locales. Elles souhaitent disposer le plus rapidement possible de 1000 maisons en bois.
Si la paix s’installe un jour, les besoins augmenteront encore plus rapidement. L’Ukraine a besoin d’un demi-million de nouveaux logements, bien que 6,5 millions de personnes aient quitté le pays depuis le début de la guerre. «Nous pourrions construire cinq fois plus si cela était nécessaire», précise Martin Huber, bien que conscient qu’il en faudrait encore plus.
Sa maison en bois se compose d’une chambre à coucher, d’une salle de séjour avec cuisine, d’une salle de bain et d’un vestibule avec machine à laver. Quatre personnes peuvent y vivre confortablement. Depuis peu, Martin Huber construit également un modèle plus petit, un studio pour les couples ou les personnes seules. Il est prévu de construire un bâtiment de deux étages qui servira de centre médical pour l’hôpital d’Ivankiv.
En moyenne, une maison coûte 30’000 francs. Martin et sa femme Jacqueline Huber ont récolté plus de trois millions de francs à cet effet, auprès de fondations, de donateurs privés et de connaissances. La Confédération a financé deux maisons – un peu chichement, compte tenu des cinq milliards de francs que le Conseil fédéral veut dépenser pour la reconstruction de l’Ukraine. Malgré tout, le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis n’a pas manqué de remettre personnellement l’une des maisons en février 2023.
La Chaîne du Bonheur n’a rien dit, car l’association Ukraine Hilfe n’est pas une œuvre d’entraide certifiée. Ce que Martin Huber ne souhaite pas être. La charge administrative serait trop importante. Martin Huber ne cherche pas à s’enrichir, il agit tout simplement. Toute la coordination est assurée par lui et sa femme. «Nous ne facturons rien pour notre travail, précise-t-il. L’argent qui rentre va à 100% aux maisons, au matériel et aux salaires en Ukraine.» Une partie de l’administration est prise en charge par Huber Fenster AG, que ses trois fils dirigent aujourd’hui.
Il n’existe pas de projet suisse aussi réussi. Pourquoi réussit-il là où tant d’autres échouent? «Le fait que je connaisse l’Ukraine est certainement un avantage, avoue-t-il. Je n’oserais pas entreprendre un tel projet dans un pays que je ne connais pas.»
Pour la construction des maisons, Martin Huber a déployé en Ukraine quatre de ses 60 employés. S’y ajoutent deux ou trois personnes qui les conduisent de Vinnytsia à Ivankiv, à 300 kilomètres de là, pour les monter. Le monteur Pavel Medvedchuk, 39 ans, a construit les 100 maisons, les a remises aux familles et leur a fait signer les papiers.
Lorsqu’il a livré les bâtiments, il a fait la connaissance des habitants et écouté leurs histoires. «Toutes ces familles ont souffert de grandes angoisses, confie-t-il. Elles ont tout perdu en quelques instants.» Il en est sûr: sa petite contribution «leur apporte un peu d’amitié».
La maison en bois est un produit suisse. Les installations sanitaires sont fabriquées par Geberit dans une usine ukrainienne, les panneaux de particules Swiss Chrono également en Ukraine. Un menuisier du village aménage les cuisines, un artisan sanitaire les WC et les douches.
Martin Huber descend de la voiture avec laquelle il a parcouru les 2000 kilomètres qui séparent Herisau d’Ivankiv et se dirige vers une petite maison en bois. Halina Kostjutschenko est assise devant, elle a longtemps été la bibliothécaire de la commune.
Les moustiques pullulent. C’est pourquoi elle s’est enduite de pommade à la vanille, ce qui éloigne les bêtes. Des débris calcinés jonchent le sol, les restes de sa maison, dans laquelle elle a vécu pendant 35 ans. Des pilotes d’hélicoptère russes l’ont bombardée. Sa maison et celle de la voisine ont brûlé avec les 4000 livres de la bibliothécaire.
Pendant deux ans, elle a vécu avec son fils à Oujgorod, à la frontière hongroise. Le 17 mars 2024, elle a reçu sa nouvelle maison en bois. «Je me sens enfin à nouveau chez moi», se réjouit-elle. Mais elle a toujours peur. Elle craint que ses fils ne soient enrôlés. Deux de ses petits-enfants auraient déjà été blessés sur le front. Elle n’a qu’un souhait: «Je voudrais voir la fin de la guerre.»
Martin Huber lui remet une boîte de Ragusa. Chaque fois que cela est possible, il rend visite aux habitants de ses maisons. «Nous ne pouvons pas ressentir ce que ces gens ont vécu. Toute leur existence leur a été enlevée. Alors je suis simplement heureux de pouvoir leur donner le minimum, une maison à eux où ils peuvent vivre.»
Cette réserve est contredite par Tetjana Didkovski, 57 ans, qui habite la maison numéro 100. «Cette maison est une merveille», lance l’infirmière. Avec son mari Wiktor et sa fille, elle a habité deux ans dans l’étable. Les Russes avaient bombardé leur maison avec des chars. Ils ont tout juste pu se réfugier dans une cave. Tout ce qu’ils ne portaient pas sur eux a brûlé.
Lorsque le bruit s’est répandu qu’un homme d’Herisau apportait des maisons en bois à Ivankiv, Tetjana Didkovski s’est manifestée auprès du maire. Six mois plus tard, elle a pu emménager et la semaine d’après, les ouvriers communaux raccordaient l’électricité et l’eau.
La guerre a changé l’Ukraine, souligne-t-elle, «nous avons compris que nous devions nous aider mutuellement». Ses parents lui auraient raconté que pendant la Seconde Guerre mondiale, même les Allemands étaient plus humains que les Russes aujourd’hui. Les Allemands auraient donné à manger à sa mère. «Mais les Russes sont cruels, ils veulent tous nous détruire et détruire notre nation.» Son père était russe. «Maintenant, cette nation n’existe plus pour nous!»
Martin Huber fait fabriquer les maisons en bois de pin et de mélèze ukrainien. Du bois qui a poussé pendant des décennies en Ukraine et qu’il souhaite remplacer. Il a réussi à convaincre le maire d’Ivankiv de réaffecter 13 hectares de terres agricoles et de planter 100’000 arbres. Les plants ont été payés par l’entreprise ukrainienne du Suisse.
Nikka avait trois ans lorsque les Russes ont détruit sa maison, la privant ainsi de son enfance. Aujourd’hui, elle a cinq ans et est assise dans sa chambre d’enfant. Elle a griffonné l’alphabet cyrillique sur le mur, elle ira à l’école après les vacances d’été et s’entraîne déjà à lire les lettres. Sa mère, Anastasia Pospischna, sert du café et des biscuits à l’invité du jour. Son mari Illya est soldat et blessé à l’hôpital. Comme tout est un peu compliqué, elle a emmené sa fille Alisa, âgée de 16 mois, chez ses grands-parents.
Alisa est née en Espagne. C’est là qu’Anastasia Pospischna s’était réfugiée après l’invasion russe. Lorsque son bébé a eu quatre mois, la famille est retournée en Ukraine. «Nous avions le mal du pays et Illya devait enfin voir sa deuxième fille.»
Elle a été hébergée avec les enfants chez sa belle-mère et a vu l’une des maisons en bois de Huber. Un mois plus tard, elle a elle-même obtenu une maison. Avec deux enfants en bas âge, elle s’est retrouvée en tête de la liste d’attente. «Cette maison nous a rendu la vie», assure-t-elle.
Nikka montre sa maison de poupées sur l’étagère et les animaux en peluche sur son lit. Puis elle se précipite à l’extérieur pour matcher avec son teckel. «Mikki», l’appelle-t-elle en riant. Nikka a retrouvé son enfance. Grâce aussi à la maison en bois de Martin Huber.