Peut-on aimer un algorithme?

Pour l’auteure israélienne Eva Illouz, à l’ère numérique l’amour est devenu une expérience d’achat. A l’avenir, nous préférerons faire l’amour avec des robots. Car les algorithmes ne sont jamais de mauvaise humeur.

Peter Hossli et Nicoletta Cimmino (interview) et Guy Prives (photographes)

La sociologue israélienne Eva Illouz (58 ans) enseigne à l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle étudie l’amour et la vie affective. Ses douze ouvrages ont été traduits en dix-huit langues. Le dernier, paru en 2019, s’intitule «Les marchandises émotionnelles».

Durant toute votre carrière, vous avez étudié l’amour. Qu’aimez-vous dans l’amour?
On demandait un jour à l’auteur autrichien Arthur Schnitzler pourquoi il ne parlait que de sexe et de mort. Il a répondu: «Y a-t-il d’autres sujets?» L’amour est ce qu’il y a de plus important dans notre vie. Il lui confère du sens. En même temps, étudier l’amour est un immense défi intellectuel. Cela me stimule.

L’amour est mystérieux. Perd-il de son secret à l’ère numérique?
Nous ne comprenons toujours pas entièrement le moment où l’amour naît. Pourquoi tombons-nous amoureux d’une personne et pas d’une autre? Pour nous, les humains, ce mystère est essentiel. Mais voilà que l’univers numérique fait tomber l’amour de son piédestal.

Comment?
Lorsque nous rencontrons une personne, nous la ressentons comme un tout. On se voit, on entend notre voix, une vraie rencontre est une expérience physique.

Et en ligne?
A l’aide de profils sur des sites de rencontre, nous n’obtenons que des informations parcellaires. Une personne n’est faite que d’éléments isolés. C’est le contraire d’une expérience globale. Nous choisissons une personne sur la base de paquets de données.

Et cela suffit à désensorceler l’amour?
Ça oui, de même que l’offre qui est énorme. Il est devenu impossible depuis longtemps de tout digérer. L’amour sur la Toile, c’est comme un buffet «all-you-can-eat» en lieu et place d’un repas avec entrée, plat principal et dessert.

Avec quelles répercussions sur nos relations?
Dans l’univers numérique, l’amour ressemble aux emplettes dans un supermarché. Sur les rayons il y a des produits dont nous ne soup­çonnions même pas l’existence. Sur la Toile, l’amour obéit aux lois de l’économie de marché. L’offre grossit, la concurrence est acharnée, le prix chute. Pour subsister, il faut se vendre comme un produit, faire sa pub, s’optimiser sans relâche comme si on était une marque.

Les marques parfaites s’affrontent et deviennent un jour humaines. La déception n’en est-elle pas plus grande?
Oui.

Nous laissons tomber l’autre d’autant plus vite s’il n’est plus parfait?
Dès qu’une femme commence à énerver ou qu’un homme enfile des vêtements inadéquats qui lui donnent un air ridicule, on trouve quelqu’un d’autre en un clic de souris. Le taux de fluctuation des partenaires augmente sans cesse.

Est-ce différent dans l’univers analogique?
Les règles de la société ont énormément changé. De nos jours, disparaître et ne plus donner signe de vie est devenu commun. Le «ghosting» est accepté. Il y a quarante ans, c’était une lourde faute morale. Aujourd’hui, nous sommes vite dans une relation et vite dehors.

Aurons-nous un jour de vraies relations amoureuses avec des robots?
Aucun doute à ce propos. Dans une trentaine d’années, il y aura des robots qui sauront s’impliquer parfaitement avec nous. Nous ne penserons même plus qu’il s’agit de machines.

Mais une machine ne sera jamais aussi complète qu’un partenaire humain.
Beaucoup de mariages se conforment à un scénario répétitif. Nombre de relations se fondent sur une impitoyable routine. Et le nombre de phrases qu’échangent des époux est relativement restreint.

En l’occurrence, un algorithme serait meilleur?
Vous pouvez avoir plus de plaisir avec un algorithme. Il n’est jamais de mauvais poil et il est plus marrant. Les robots ne se vexent pas quand on les engueule. Il est possible qu’ils soient les meilleurs partenaires en amour.

Alors il n’y a plus besoin d’humains en amour?
Les humains ont toujours besoin de ce sentiment d’avoir été choisi par quelqu’un.

Un algorithme peut être programmé de manière à choisir volontairement quelqu’un.
Alors on n’aura peut-être plus besoin d’êtres humains pour l’amour. Ce serait l’ère post-humaine.

Pour l’instant, la plupart des sites de rencontre courtisent encore des humains. Lequel s’imposera?
Les exploitants des nouveaux sites de rencontre se rendent compte que les atouts de leurs pages traditionnelles sont devenus des inconvénients. L’offre est tout simplement surabondante. C’est pourquoi les nouveaux acteurs proposent au maximum une rencontre par jour.

Un rendez-vous par jour, c’est énorme.
Au moins il y a une limite. Cela améliore les chances de dénicher la personne adéquate. Les bons algorithmes proposent de possibles partenaires sur la base de valeurs concordantes et non de l’aspect physique.

Des relations sérieuses sont-elles vraiment possibles par le biais des sites de rencontre?
Bien sûr. Mais la bonne question est autre: les nouvelles technologies contribuent-elles à des relations stables? Je ne le crois pas.

Pourquoi pas?
Parce que cela ne coûte pratiquement rien de chercher un nouveau partenaire. Le net nous donne l’impression qu’il y a encore plein de gens chouettes qui nous attendent.

Vous n’y voyez rien de positif?
Grâce au net, nous surmontons les barrières sociétales et géographiques. Si nous le souhaitons, nous apprenons à connaître des gens hors de notre bulle sociale.

La numérisation modifie-t-elle les rôles des sexes?
Il est devenu plus acceptable pour une femme d’entamer une relation. Reste qu’internet renforce une représentation traditionnelle: le fait que seule une belle femme est digne d’être convoitée. De nos jours, la pression de la beauté est plus forte qu’il y a trente ans. Sur Tinder, par exemple, la photo fait tout.

Mais Tinder est plus facile pour les femmes que pour les hommes. Elles obtiennent plus de matches et peuvent choisir qui bon leur semble. Tinder réussit-il ce que la révolution sexuelle n’a pas su faire?
C’est superficiel. Tinder nous donne, à nous les femmes, l’impression de pouvoir choisir, d’avoir ce pouvoir. Nous voyons un type et disons: affreux! Puis nous glissons à gauche. C’est un geste qui rassure. Nous disons : je ne veux pas de ce type. Mais est-ce vraiment du pouvoir? Au premier rendez-vous, nous retombons dans le schéma tradi­tionnel. L’homme paie le repas.

Les jeunes sont habitués à se rencontrer sur la Toile. Pour les plus âgés, c’est nouveau. Les personnes âgées sont-elles plus seules?
Non. Le taux d’utilisation du net par les personnes âgées a augmenté avec le taux de divorces. Ils utilisent les médias sociaux de manière beaucoup plus ciblée.

Comment une personne née avec internet vit-elle l’amour?
Les digital natives cherchent moins l’amour pour la vie. Beaucoup de leurs modèles sont divorcés ou séparés. Ils ne croient pas qu’ils rencontreront quelqu’un avec qui ils passeront toute leur vie. Les relations sont comprises comme des épisodes successifs. Ils entament et achèvent leurs relations avec légèreté. Ou ils restent seuls.

Quel est leur rapport à la sexualité?
Ils ont des attentes complètement irréalistes. Ils regardent du porno sur la Toile et se voient en virtuoses du sexe. Les hédonistes du 18e siècle blêmiraient de jalousie face à tout ce que savent les jeunes d’aujourd’hui. Sur ces sites pornos, on se voit proposer une offre du genre de celle des bars à café modernes.

Vous dites que YouPorn est organisé comme Starbucks?
Sur les sites porno, on voit des actes qu’on ne connaissait pas naguère. Tout comme il existe aujourd’hui toute sorte de nouvelles boissons
au café. Nous développons des préférences sexuelles et les assouvissons de façon ciblée avec une vidéo.

Avec des répercussions sur la sexualité dans la vraie vie?
Nous considérons le partenaire comme une personne qui doit satisfaire une expérience d’achat. Si par exemple je fantasme sur un joli plan à trois – mais c’est sans doute passé de mode depuis belle lurette – mon partenaire est prié d’exaucer mon fantasme.

Que produit sur nous l’offre constante de pornographie sur le net?
Les femmes comme les hommes apprennent que les femmes sont échangeables à l’envi et ne sont rien de plus que des corps. Elles ne sont pas très précieuses. Vu que la pornographie est partout, la sexualité et le monde des sentiments sont toujours plus déconnectés. Les hommes qui visionnent sans cesse du porno perdent la faculté d’entrer en relation avec une personne réelle sans pornographie. Souvent ils ne sont plus capables d’être excités en présence d’une femme.

Il n’y a pas de marche arrière à cette évolution?
Je n’ai pas de boule de cristal. Mais les données et les faits indiquent que cette évolution se poursuivra.