Texte: Peter Hossli Photos: Stefan Falke
Stefan, le photographe, me saisit par le bras. Il vient de passer une nuit blanche à cause des punaises: malgré son prix exorbitant, l’hôtel, situé à la périphérie de Philadelphie, est plutôt délabré. Maintenant, il a chaud. Impossible d’avancer ou de reculer. Chacune des entrées de la salle est surveillée par un garde du corps. Ils n’ont qu’un seul mot à la bouche: «Non.» Non, plus personne n’entre ici. Stefan me glisse: «C’est la dernière fois qu’on fait un truc pareil.» Je confirme: «On ne le refera plus jamais.» Il est impossible d’exercer le journalisme quand un garde du corps vous bloque l’accès à l’événement que vous devez couvrir.
Le président américain, Barack Obama, est en ce moment même sur scène. Nous devons gagner la tribune. En Amérique, la campagne électorale est un vrai combat. Pour les candidats, comme pour les nombreux représentants des médias qui couvrent l’événement.
Plus de 15 000 journalistes s’agglutinent dans la Wells Fargo Arena à Philadelphie, et autant de délégués, politiciens et assistants, sans parler des gardes du corps. Nous sommes fin juillet, les démocrates tiennent leur convention nationale à grand renfort de ballons et de confettis. Pour la première fois, leur candidat aux plus hautes fonctions de l’Etat est une candidate: Hillary Clinton.
Une semaine plus tôt, à Cleveland dans l’Ohio, les républicains avaient eux aussi choisi leur candidat: le magnat new-yorkais Donald Trump.
Voici les deux moments les plus forts d’un show bruyant et très coûteux qui se répète tous les quatre ans: les élections présidentielles américaines. Les Partis démocrate et républicain dépensent chacun un milliard de dollars pour cette campagne électorale. Laquelle commence toujours par une spéculation à propos des candidats potentiels. Puis viennent les candidatures. Chacun collecte de l’argent pour les primaires, puis abandonne si les chiffres, dans les sondages, sont mauvais ou lorsque les caisses sont vides. A la fin, il ne reste plus que deux candidats. Cette fois, ils ont pour nom Clinton, du côté démocrate, et Trump, du côté républicain.
Reportage sans filtre
Si les médias sont dès le début de la partie, leur présence s’intensifie pendant les conventions des partis. Mais pour les journalistes, la route est longue. Tout commence en janvier. La reporter vidéo, le photographe et le rédacteur du groupe Blick doivent tout d’abord déposer des demandes d’inscription à différents endroits. Des fonctionnaires des services secrets et la police fédérale chargée de protéger la vie du président les vérifient scrupuleusement. Une semaine avant le début de la première convention de Cleveland, on ne sait toujours pas si l’accréditation est acceptée ou non. Puis tombe la décision: autorisation, ok.
Notre stratégie journalistique est simple: nous sommes trois sur le terrain, nous rapportons ce que nous voyons et écoutons, sans filtre.
Notre objectif est d’utiliser les quatre canaux du Blick. Ce n’est pas si évident avec un décalage horaire de six heures avec la Suisse. A fortiori lorsque, à la convention des partis, on assiste à des scoops comme l’étrange apparition de Melania, l’épouse de Donald Trump, ou l’auto-hommage éloquent du président Barack Obama pour son propre mandat, ou encore la déclaration d’amour de Bill Clinton pour Hillary. Tout ceci bien après que la rédaction eut bouclé ses publications. Notre quotidien se doit pourtant d’être à la pointe de l’actualité et de se démarquer de la masse des informations. Tout comme le SonntagsBlick doit briller avec des reportages actuels.
Pour y parvenir, un seul moyen: produire 24/24 h, écouter des discours le soir et rédiger les articles dans la foulée. Stefan Falke photographie, Stephanie Seliner tourne les vidéos. Chaque jour de travail commence à l’aurore et se termine bien après minuit. Nous dormons peu, surtout à Philadelphie où les punaises nous empêchent de fermer l’oeil.
A Cleveland, nous demandons à des délégués républicains ce qu’ils pensent de Donald Trump. Pour la plupart, l’important n’est pas tant de faire gagner Trump que d’empêcher à tout prix Hillary Clinton d’accéder à la Maison-Blanche.
Nous interviewons des femmes démocrates de Philadelphie: que pensent-elles de cette première candidature féminine? Si les plus âgées en sont fières, nous constatons que, pour les plus jeunes, Hillary n’est pas la candidate idéale.
De parfaits shows politiques
Les conventions des partis? De parfaits shows politiques. Les présidents Clinton et Obama interviennent à la Convention démocrate. Rejoints par Jimmy Carter, 91 ans, qui s’exprimera par vidéo. Dans la salle, l’ambiance est survoltée. Les journalistes n’ont de places fixes que sur la tribune. Pour entrer, il faut une autorisation spéciale, qui n’est valable qu’une heure. Celui qui ne la rapporte pas dans le temps imparti n’a plus accès à la salle.
Mais le jeu en vaut la chandelle. Dans la salle, on rencontre Carl Bernstein, le dénonciateur du Watergate et le populiste néerlandais d’extrême droite Geert Wilders. L’occasion d’échanger quelques mots et de réaliser une interview. Le sénateur Carl Levin nous raconte comment il a eu la peau du secret bancaire suisse.
Mais un bourreau de travail doit aussi savoir se faire plaisir. Nous nous filmons en train de tester le merchandising pour fans d’Hillary Clinton et de Donald Trump: casquettes, maillots, affiches, tasses et porte-clés. Résultat des courses: Trump offre à ses partisans une sélection plus flashy et plus diversifiée. Chez les démocrates, les vêtements sont plus sobres. Détail croustillant: beaucoup de souvenirs, chez Donald Trump, sont fabriqués en Asie et en Amérique latine, bien que le candidat ait promis de rapatrier les emplois délocalisés en Chine et au Mexique.
Pendant quatre jours, les républicains mènent la belle vie à Cleveland, dégustant homards et cigares. La convention du parti rapporte quelque 300 millions de dollars à la ville. A dix minutes à pied de l’Arena, nous découvrons East Cleveland, l’une des régions les plus pauvres et les plus dangereuses des Etats-Unis. Les habitants sont pratiquement tous des Noirs. Le revenu annuel moyen est de 12 600 dollars. Des maisons décrépites et des voitures rouillées se succèdent. L’argent des républicains? Un coiffeur nous dit ne pas en avoir vu la couleur; voilà un sujet parfait pour dépeindre l’Amérique hors
Arena.
Nous sommes jeudi. Il manque encore quelque chose pour l’édition de dimanche. A une heure de Cleveland, Warren, la capitale de ce district de l’Ohio, compte le plus grand pourcentage d’électeurs ayant choisi Trump aux primaires. Il y a seulement quatre ans, Obama avait gagné ici. Une petite ville parfaite pour les journalistes. Une occasion d’essayer de comprendre pourquoi le républicain y a cette fois raflé autant de voix.
«Late night snack»
Jeudi soir à Philadelphie, ou plutôt déjà vendredi matin. Les derniers ballons retombent. Les haut-parleurs crachent du bon vieux rock. Le temps de tourner une dernière vidéo, d’écrire encore un article. Puis nous rentrons à pied à l’hôtel, à trois kilomètres de là. On a fini notre boulot et la faim commence à se faire sentir. Ces quatorze derniers jours, on n’a pas eu beaucoup le temps de manger. Chaque matin, à 3 heures, c’était hamburgers-frites chez Checkers. Ça sent la mauvaise huile de friture, on se croirait dans un tableau d’Edward Hopper. On a passé des moments formidables, travaillé comme des fous, couvert l’actualité politique sans filtre. Et quelqu’un dit: «Finalement, peut-être que nous recommencerons dans quatre ans. Peut-être.»