Interview: Peter Hossli
Monsieur Bernstein, pourquoi l’affaire du Watergate est-elle un bon sujet?
Un bon sujet passionne les lecteurs, il soulève des questions – et y répond.
Mais Watergate est bien plus que cela.
Oui. Comme personnage central, il y avait le président des Etats-Unis, l’homme le plus puissant du monde. Richard Nixon avait violé la Constitution de façon monstrueuse et commis des actes criminels. Pourtant, le système américain a fonctionné: la presse a rempli sa mission, tout comme la justice et le Parlement. Finalement, le président a dû démissionner.
Quand vous êtes-vous rendu compte que le Watergate était une histoire importante?
Dès le début. C’était hors du commun que des gens influents du gouvernement américain soient impliqués dans un cambriolage.
La Maison Blanche avait alors qualifié le Watergate de «cambriolage de troisième ordre».
Il est essentiel de comprendre que le Watergate n’était pas seulement un cambriolage dans les bureaux des démocrates. On avait affaire à un espionnage et à un sabotage d’ordre politique, orchestrés par le président. Il a tenté d’entraver le bien le plus précieux de nos libertés, les élections démocratiques.
Quelle a été l’apothéose de vos enquêtes?
Quand nous avons découvert les comptes secrets. Avec ceux-ci, on ne finançait pas seulement les écoutes du Watergate, mais bien d’autres opérations secrètes. Quand nous avons découvert que des gens de l’entourage de Nixon contrôlaient ces comptes, j’ai ressenti une poussée d’adrénaline comme je n’en avais jamais connu. J’ai dit à Bob Woodward: «Mon Dieu, il va y avoir une procédure de destitution contre le président.» Il m’a répondu: «Mon Dieu, tu as raison, mais nous n’avons pas le droit d’utiliser ce mot, sinon quelqu’un croira encore que nous avons mené une croisade contre Richard Nixon.»
Vous avez enquêté sur le pouvoir le plus puissant du monde, le gouvernement américain. Comment avez-vous maîtrisé votre peur?
Bien des choses dans la vie ne sont possibles que si on oublie sa peur. C’est bien sûr plus facile quand on a 28 ou 29 ans. Nous avions aussi le soutien du formidable et puissant «Washington Post». Son rédacteur en chef, Ben Bradlee, et son éditrice, Katharine Graham, nous ont donné la sécurité.
Ils vous ont débarrassés de votre peur?
Non, nous avions horriblement peur de commettre des erreurs.
Comment avez-vous vécu le Watergate?
C’était comme d’entrer dans une baignoire. Au début, l’eau ne nous a pas échaudés. C’est vite devenu plus chaud, mais notre corps s’est adapté à la température qui montait. Les reporters aiment les bonnes histoires. Cette histoire était fantastique, peu importait les dangers qu’elle recelait.
Les reporters américains semblent souvent plus courageux que leurs confrères européens. Pourquoi?
Les maisons d’édition américaines s’astreignent à fournir à leurs lecteurs et téléspectateurs la meilleure version possible de la vérité. C’est exactement cela, du bon journalisme. Cette tradition est moins répandue en Europe. Beaucoup de journaux et de magazines sont apparentés à des partis et des mouvements idéologiques.
Vous avez baptisé «Deep Throat» votre informateur anonyme. Derrière ce pseudo se cachait un agent du FBI, Mark Felt. Quelle a été son importance?
Les mythes qui courent sur Deep Throat sont très exagérés. Il n’y a eu qu’une demi-douzaine de rencontres secrètes entre lui et Bob Woodward, plus quelques entretiens téléphoniques. Il nous a donné peu d’informations, confirmant plutôt celles que nous avions obtenues ailleurs.
Toutefois, Deep Throat est l’informateur le plus connu de cette histoire.
Il y a deux raisons à cela. Le film «All the President’s Men» est très précis, mais il met en scène les rencontres avec Deep Throat de manière plus dramatique qu’elles ne l’ont été. Et puis, son identité est restée secrète pendant trente ans. Seules quatre personnes savaient qui était Deep Throat: moi, Bob, Bradlee et Felt lui-même.
Après cette affaire, votre travail a toujours été comparé à celui que vous aviez fourni pour le Watergate. N’est-ce pas devenu un fardeau pour vous et Bob Woodward?
Foutaise. Bob et moi avons, plus tard, fait des choses similaires, à savoir révélé l’exercice de la puissance et l’abus de pouvoir.
Mais aucun de vos sujets n’a eu un retentissement égal à celui du Watergate.
Une aventure comme celle-ci n’arrive qu’une fois dans sa vie. J’ai essayé d’en tirer la leçon et de l’appliquer à d’autres sujets.
Après le Watergate, vous vous êtes séparé de Bob Woodward. Pourquoi?
A la fin des années 70, nous avons eu quelques dissensions. Nous avons chacun eu besoin de prendre un peu de distance l’un par rapport à l’autre.
Et aujourd’hui?
Aujourd’hui, nous sommes plus proches que jamais. Nous nous téléphonons plusieurs fois par semaine, nous nous envoyons sans cesse des courriels. Cette année, nous avons donné ensemble une dizaine de conférences.
Dans quelle mesure le Watergate a-t-il influencé le journalisme?
Cette histoire a conforté les règles de base du journalisme d’investigation: toujours donner la version qui est la plus proche de la vérité.
Comment la déniche-t-on, cette version?
Il faut frapper à de nombreuses portes, user ses semelles – et pouvoir compter sur des rédacteurs en chef et des éditeurs formidables. Il faut de l’espace pour réfléchir entre chaque épisode de l’histoire et le luxe d’enquêter avec un partenaire, plus le temps de construire une histoire avec des informateurs différents. Il faut au moins deux sources.
Le Watergate a-t-il également eu une mauvaise influence sur le journalisme?
De nombreux aspirants journalistes et quelques vrais journalistes croient aujourd’hui que c’est le devoir du journaliste de confondre les malfrats et de susciter la controverse. Voilà pourquoi les controverses exagérées, le manque de hiérarchie, les potins et la soif de sensation polluent de plus en plus la presse. La version la plus proche de la vérité n’y trouve alors pas son compte.
Les reporters enquêtent davantage avec Google, Facebook et Twitter. Qu’en pensez-vous?
Les réseaux sociaux ont leur rôle à jouer. Les gens peuvent ainsi transmettre des vidéos des lieux où se déroulent des événements et décrire ce qu’ils observent. Mais ce n’est pas comparable à de vraies enquêtes menées par de vrais reporters, financées par des maisons de médias appliquant de vraies normes et pour qui la vérité est importante, pas l’idéologie.
Quel regard portez-vous sur le journalisme d’investigation d’aujourd’hui?
Il y a encore et toujours d’excellentes enquêtes, surtout aux Etats-Unis. Mais la vitesse joue un rôle de plus en plus important dans les médias, par rapport à la précision et à la catégorisation.
Croyez-vous que les journaux vont survivre?
Pour moi, la question ne se pose plus de savoir si les journaux imprimés survivront. L’internet est une plateforme magnifique pour le journalisme. Mais il faut maintenant des modèles permettant de gagner de l’argent. Voilà le grand défi à relever.
En tant que jeune reporter, pour qui travailleriez-vous aujourd’hui?
Le meilleur journal du monde, aujourd’hui, est sans conteste le «New York Times». Il a suivi son époque, s’est adapté et s’engage encore pour les principes journalistiques.
Qu’est-ce qu’un bon journal?
Un journal qui n’est pas ennuyeux. Les bons journaux se lisent avec plaisir et appliquent les standards journalistiques.
Et le «Washington Post»?
On y trouve quelques bons reporters. Et ce journal assume encore et toujours le journalisme d’investigation. Mais il a réduit sa rédaction, rappelé tous ses correspondants étrangers et n’est plus depuis longtemps au même niveau que le «New York Times».
Pourquoi avez-vous quitté le «Washington Post» en 1977?
Je ne voulais plus faire du quotidien mais du magazine. Après mon départ, j’ai écrit pour le magazine «Rolling Stone» un sujet de 25 000 mots sur les relations entre la CIA et la presse. Puis j’ai travaillé un moment pour la télévision.
Votre carrière a été moins rectiligne que celle de Bob Woodward. Etes-vous plus courageux que lui?
Je n’en suis pas sûr. Nous sommes différents. Mais le respect, l’affection et l’attachement que nous ressentons l’un pour l’autre remontent au Watergate.
Que pensez-vous aujourd’hui de Richard Nixon?
Il était obsédé par l’idée de se venger des gens et des autorités qu’il voyait comme des ennemis politiques au lieu de se préoccuper de son pays.
Vous lui devez, vous et Bob Woodward, votre statut de vedettes?
Nous avons indubitablement une chose en commun. Nixon, Woodward et Bernstein seront encore inséparables lorsque nous serons morts depuis longtemps.