L’heure de gloire du journalisme

Il y a quarante ans, le scandale du Watergate secouait le monde. Le point culminant de cette grande saga du journalisme d’investigation a été atteint en 1974 avec la démission du président des Etats-Unis, Richard Nixon.

Texte: Peter Hossli

woodward_bernsteinUne rencontre fortuite a provoqué l’histoire journalistique certainement la plus palpitante de tous les temps.

Ça s’est passé en 1970. Un soir d’hiver glacé, le jeune officier de marine Bob Woodward, 27 ans, doit livrer un colis à la Maison Blanche. Dans la salle d’attente, il rencontre un homme de trente ans son aîné et remarque ses cheveux denses et grisonnants, son costume sombre, sa chemise blanche et son étroite cravate noire. «Je suis un fonctionnaire de la police d’Etat, le FBI, dit-il en se présentant. Mon nom est Mark Felt.» «Lieutenant Bob Woodward», répond notre officier de marine.

Ils vont parler pendant deux heures, comme père et fils. Bob Woodward se plaint de ne pas savoir ce qu’il va faire après sa période militaire. «Je vais vous aider, répond Mark Felt en lui donnant son numéro de téléphone. Appelez-moi quand vous aurez besoin de quelque chose.»

Deux ans et demi plus tard, le 17 juin 1972, aux premières heures de l’aube, cinq hommes commettent un cambriolage dans les bureaux de la campagne électorale du parti démocrate. Des bureaux situés dans le Watergate, un complexe de bureaux et de logements qui s’élève au bord du Potomac, le fleuve qui traverse Washington, la capitale des Etats-Unis. La même nuit, la police alpague les cambrioleurs. Ils viennent de Floride, portent des complets, sont équipés d’appareils photo et d’équipements d’enregistrement très pointus. Ils ne sont pas venus pour voler. Leur mission consiste à espionner des adversaires politiques. «Cinq hommes impliqués dans un complot visant à mettre sur écoute les bureaux des démocrates», titre le «Washington Post», le dimanche 18 juin.

L’ancien officier de marine Bob Woodward, qui avait maintenant 29 ans, travaillait justement comme reporter dans le prestigieux quotidien de la capitale. Et il attendait son heure. Son rédacteur en chef, Ben Bradlee, décide de lui confier l’affaire de cette étonnante effraction, en collaboration avec son collègue Carl Bernstein.

On a trouvé un carnet d’adresses sur l’un des cambrioleurs. On y relève le nom d’E. Howard Hunt, avec l’annotation «Maison Blanche». Howard Hunt, pour autant qu’on le sache, est un ancien membre de la CIA. Bob Woodward se souvient alors de sa rencontre à la Maison Blanche. Il appelle Mark Felt, à l’époque numéro 2 du FBI. FBI qui doit tirer au clair les circonstances de ce cambriolage. «Pouvez-vous m’aider pour cette affaire du Watergate?» demande le reporter. Mark Felt répond brièvement: «Oui, mais seulement off the record.» C’est-à-dire sans citation ni identification. C’est ainsi que commence l’un des épisodes les plus spectaculaires du journalisme d’investigation, qui débouchera sur la démission du président des Etats-Unis, Richard Nixon, en août 1974. «La meilleure enquête de tous les temps»: c’est ainsi que qualifiera le rédacteur en chef adjoint du «New York Times» la collaboration de Bob Woodward et Carl Bernstein.

Aujourd’hui encore, quarante ans plus tard, Watergate est la référence d’un journalisme hors pair. Elle désigne une génération de journalistes qui a passé au crible les puissants, a enquêté sans complexe, cherché, gambergé – et trouvé. Quand éclate un scandale, aujourd’hui, on lui colle souvent le suffixe «-ate»: Monicagate pour les gaudrioles de Bill Clinton avec Monica Lewinsky, nipplegate quand Janet Jackson a dévoilé son sein nu, antennagate à propos des problèmes de réception de l’iPhone 4.

Dans le cas du Watergate, les deux reporters ont prouvé l’implication de Richard Nixon, ils ont révélé au grand jour des crimes graves orchestrés à partir de la Maison Blanche. Quelques semaines après le cambriolage, Bob Woodward et Carl Bernstein démontrent que des proches de Richard Nixon ont coordonné ce méfait au moyen d’appareils radio, depuis une chambre d’hôtel avec vue sur le Watergate.

Les deux investigateurs ont utilisé de nombreuses sources anonymes. Ils ont baptisé la plus importante «Deep Throat», d’après le titre d’un fameux film porno de l’époque. Derrière Deep Throat se cachait Mark Felt. Jusqu’en 2005, donc pendant trente-trois ans, son identité est restée secrète. Mais avant sa mort, à 92 ans et légèrement dément, Mark Felt a voulu sortir du bois et révéler ce qu’il avait fait.

A ce jour, seules quatre personnes étaient au courant: Carl Bernstein, Bob Woodward, Ben Bradlee et l’intéressé lui-même. C’est ainsi que Bob Woodward n’a pu l’appeler qu’au début de ses recherches. Car Mark Felt, espion lui-même, craignait que le FBI ou la Maison Blanche n’écoutent leurs conversations téléphoniques.

Les deux hommes convinrent de se retrouver en des lieux secrets. Pour cela, ils mirent au point un système de communication raffiné. Si Bob Woodward laissait ouverts les rideaux de son salon, cela signifiait qu’il voulait rencontrer Mark Felt. S’il déployait un chiffon rouge, c’était urgent. Puis ils se retrouvaient la nuit même, à 2 heures du matin, dans un parking d’Arlington. Toujours sur la case 32D, un coin sombre à l’étage inférieur du garage.

Mark Felt exigeait du reporter la plus grande prudence, écrira plus tard Bob Woodward dans le «Washington Post»: «Quand tu viens à un rendez-vous, prends l’escalier, jamais l’ascenseur», ordonnait l’homme du FBI. «Passe par la sortie arrière.» – «N’utilise jamais ta propre voiture.» – «Prends un taxi.» – «Parcours à pied quelques rues.» – «Prends un deuxième taxi.» – «Ne te fais pas déposer près du garage.» – «Parcours à pied les dernières rues.» – «Si tu as l’impression d’être suivi, ne descends pas dans le garage.» – «Si l’un de nous arrive en retard, il faut considérer que la rencontre tombe à l’eau.» Chaque fois, il fallait bien deux heures à Bob Woodward pour arriver à la case 32D.

Pourquoi ce cadre du FBI était-il prêt à transmettre ses informations aux médias? A cette époque-là, Bod Woodward et Carl Bernstein ne se sont pas souciés des motifs de leur informateur. «Dans une histoire aussi passionnante et complexe, qui se modifiait en permanence, nous n’avions pas le temps de nous interroger sur les motivations de nos sources. L’important était que nous puissions vérifier leurs informations, contrôler si elles étaient exactes», expliquera plus tard Bob Woodward. Il dira de ce complot que c’était «un monstre à plusieurs têtes. Grâce à la situation de Mark Felt à la tête des autorités qui enquêtaient sur ce cas, ses déclarations et ses indications avaient un poids énorme, parfois même écrasant.»

«On ne saura certainement jamais pourquoi il a craché le morceau, avoue Carl Bernstein aujourd’hui. Mark Felt était certain que le président et les hommes qui l’entouraient avaient commis un délit, résume Carl Bernstein. De plus, il était furieux de ne pas avoir été nommé directeur du FBI. Mais avant tout, il était outré que le FBI, sous les ordres de son nouveau directeur, entrave l’enquête officielle sur le Watergate.»

Pour leur travail, Bob Woodward et Carl Bernstein reçurent le prix Pulitzer, la plus haute consécration que peut recevoir un journaliste américain. Leur enquête a été possible grâce à l’éditrice Katharine Graham. Elle faisait partie de l’establishment de Washington et soutint les deux reporters en dépit des fortes pressions de la Maison Blanche. «Katie Graham va en prendre plein les miches si vous publiez ça», menacera, par exemple, l’ancien ministre de la Justice, John Mitchell, quand les journalistes lui diront qu’ils ont trouvé ses caisses secrètes. Le «Washington Post» publiera le sujet, y compris ces élégantes menaces. John Mitchell a été condamné en 1975 à plusieurs années de prison pour son rôle dans l’affaire du Watergate.

L’acteur et producteur de films Robert Redford persuada Bob Woodward et Carl Bernstein d’écrire un livre sur le Watergate. Et il en acheta les droits avant même qu’il ne fût écrit.

«All the President’s Men» sortit dans les salles le 9 avril 1976, avec Redford dans le rôle de Woodward et Dustin Hoffman dans celui de Bernstein.

Après quelques divergences d’opinion, Bob Woodward et Carl Bernstein sont redevenus amis et restent les stars incontestées du journalisme. Le premier, âgé maintenant de 69 ans, a rédigé plus d’une dizaine de livres politiques, dont de nombreux best-sellers; le second, qui a 68 ans, est parti à Hollywood, a écrit pour des magazines, fait de la télévision et publié de nombreux bouquins.

L’homme de télévision Bob Schieffer a proclamé Bob Woodward «meilleur reporter de sa génération, voire de tous les temps». Quoi qu’il en soit, son numéro de téléphone figure toujours dans l’annuaire, parce qu’il veut que tout informateur potentiel puisse le joindre.