Par Peter Hossli et Charly Kurz (photo)
En 2002, le procureur général de New York accuse Dennis Kozlowski, CEO du conglomérat Tyco, de fraude fiscale. Très médiatisée, cette affaire marque la chute de l’un des plus célèbres CEO des Etats-Unis. Mais surtout, elle dévoile à une Amérique médusée le train de vie pharaonique de ce dirigeant, qui encaisse jusqu’à 170 millions de dollars annuels. D’une fête d’anniversaire organisée en Sardaigne pour un montant de 2 millions de dollars facturés à l’entreprise à une collection d’art en grande partie non déclarée, en passant par les décorations luxueuses d’un appartement «d’entreprise » en plein Manhattan, les frasques de Dennis Kozlowski scandalisent le public. Condamné à plusieurs années de prison et incarcéré dans un centre de détention aux Etats- Unis, il nous livre dans ces lignes son expérience et le sens qu’il donne à l’argent.
Vous avez été déclaré coupable de fraude fiscale et de vols de bonus. Votre réaction à ce verdict?
Dennis Kozlowski: Le jury s’est trompé. Ces bonus, je les ai gagnés. En 2001 et 2002, beaucoup de gens ont perdu de l’argent à la bourse. On a alors eu besoin de trouver un coupable et c’est moi que l’on a désigné. Bien sûr, j’avais commis une erreur. Je n’aurais pas dû me faire remarquer et je n’aurais pas dû racheter des entreprises de manière aussi agressive. Mais je suis absolument convaincu d’être innocent.
Le jury a pourtant décrété que le procureur avait présenté suffisamment de preuves à charge?
Kozlowski: Cette affaire était très complexe. Ensuite, certaines années, j’ai gagné plus de 100 millions de dollars. Beaucoup pensent que quelqu’un qui empoche une telle somme doit forcément avoir commis un crime.
Vous avez grandi dans un quartier ouvrier de Newark. Quelle importance avait pour vous l’ascension sociale?
Kozlowski: Le nord du New Jersey est l’une des régions les plus pauvres des Etats-Unis. Enfant déjà, je voulais quitter cet endroit. Et j’ai compris très tôt qu’un travail acharné rendait le rêve américain possible.
Le succès vous a souri. Comment l’argent vous a-t-il transformé?
Kozlowski: Tout à coup, je pouvais tout m’acheter. J’ai perçu cela comme un luxe énorme.
L’argent vous a-t-il ensuite motivé?
Kozlowski: Non, Tyco était ma motivation. C’était là ma grande erreur. Quand la société marchait bien, j’allais bien. Si la société traversait une crise, cela me pesait. Je n’avais pas de vie en dehors de Tyco. J’ai souvent manqué les anniversaires de mes filles. J’étais accro au travail, pas criminel.
Comment l’accro au travail que vous étiez s’est-il adapté à la solitude du pénitencier?
Kozlowski: C’est le contraste le plus fort que j’aie jamais connu. Mais même ici, je reste obsédé par l’idée d’efficacité. Qu’il s’agisse de tâches comme la lessive, du nombre de livres que je lis par semaine ou du nombre de lettres que je peux écrire, je recherche toujours l’efficacité maximale. Si je lis un journal économique, je réfléchis immédiatement à ce qui pourrait motiver un cadre dirigeant et à ce que pourrait être sa prochaine étape.
Combien d’argent gagnez-vous en prison?
Kozlowski: Je gagne 2 dollars et 67 cents par semaine.
Combien d’argent aviez-vous lorsque vous étiez au sommet de votre carrière?
Kozlowski: Des centaines de millions de dollars. Mais je ne me suis jamais vraiment assis pour compter mon argent. De temps en temps, je regardais combien de liquidités j’avais à disposition et quelles sommes j’avais investies dans quels domaines. Mais je n’ai jamais été obsédé par l’argent.
Que signifie l’argent pour vous?
Kozlowski: Pour l’instant, rien. Il y a eu un temps où il jouait un rôle essentiel. Je mesurais le succès à l’argent. Mon salaire annuel définissait qui j’étais.
L’argent vous a-t-il rendu heureux?
Kozlowski: J’ai été pauvre et j’ai été riche. Il n’y a aucun doute que j’étais plus heureux en homme riche qu’en homme pauvre. L’argent m’a permis de réaliser des choses, d’envoyer mes enfants dans de bonnes écoles, de voyager et de m’acheter des maisons. Mais ma satisfaction dépendait toujours plus du succès de Tyco que de mon propre argent.
Certaines années, vous avez racheté jusqu’à 200 sociétés par an. D’où venait cet appétit insatiable?
Kozlowski: A l’origine, il venait des actionnaires. Plus nous nous développions, plus ils exigeaient de croissance. Et plus ils voulaient la croissance, plus je voulais les satisfaire.
Quel était alors votre but?
Kozlowski: Je voulais faire de Tyco l’un des meilleurs conglomérats du monde. Je suis très compétitif et j’observais avec plaisir comment nous dépassions nos concurrents. Je voulais être le CEO qui faisait de Tyco l’entreprise la plus reconnue à l’échelle mondiale.
Quelle a été votre erreur?
Kozlowski: Il existe un dicton qui dit que seule la baleine qui nage à la surface se fait harponner. J’aurais dû me contenter de moins de croissance. J’aurais dû être un CEO moyen, qui fait un bon travail plutôt que d’essayer de faire un travail exceptionnel. C’est ce que je regrette. Et mon erreur a été d’acheter de l’art. Je n’y connaissais rien et j’ai essayé d’être quelqu’un que je n’étais pas.
Comment vous adaptez-vous à votre nouvel environnement?
Kozlowski: J’ai grandi sans rien. Puis j’ai commencé à travailler et j’ai avancé. Ensuite, cela s’est de mieux en mieux passé, jusqu’à ce que j’aie vraiment connu un succès énorme. Maintenant, je suis revenu à la case départ. En prison, je ne possède que quelques chemises et des pantalons de détenu. Il n’est question ici que de survie.
Vous venez d’intégrer cet établissement pénitencier il y a quelques mois. Combien d’amis y avez-vous?
Kozlowski: Je suis dans une division protégée en compagnie de 12 autres détenus. Mais je n’inviterais aucun d’eux à manger à midi. La plupart ont commis des crimes sexuels contre des enfants. Jamais je n’aurais imaginé qu’un jour je mangerais et partagerais la même pièce que des pédophiles.
Que leur répondez-vous lorsqu’ils vous demandent pourquoi vous êtes ici?
Kozlowski: Tous le savaient, avant même que je n’arrive. Le gardien m’avait averti de ne jamais rien dire sur la raison de mon emprisonnement. Mais le premier jour déjà, un détenu m’a montré un article d’un magazine sur mon jugement. En prison, il n’y a pas de secret.
Qu’attendez-vous de la vie?
Kozlowski: J’espère sortir d’ici vivant. Et, un jour, d’accomplir quelque chose de positif pour la société. Retournerez-vous dans le monde des affaires?
Seulement en tant qu’investisseur privé. Mais je ne prendrai plus jamais la direction d’une entreprise.
De l’admiration de Wall Street à des années de prison
Engagé par Tyco en 1975 en tant que comptable, Dennis Kozlowski prend la tête de ce conglomérat industriel dès 1992. Sous sa direction, l’entreprise se développe en un groupe actif dans différents secteurs et à l’échelle internationale. Sa capitalisation boursière dépasse quelquefois fois 100 milliards de dollars. Rachetant jusqu’à 200 sociétés par an, le CEO récolte l’admiration de Wall Street. Jusqu’à ce que le procureur de New York le mette à l’enquête pour fraude fiscale en 2002. Le conseil d’administration licencie alors Dennis Kozlowski avec effet immédiat. Le CEO est déclaré coupable d’une escroquerie de 400 millions de dollars contre les actionnaires de Tyco. Il est condamné à une peine qui, d’un minimum de 8 ans de réclusion, pourrait s’étendre à 25 ans. Aujourd’hui âgé de 62 ans, il est incarcéré sans date précise de sortie. Tyco, contrairement à des sociétés comme Enron ou WorldCom, a survécu au scandale. Son cours boursier s’est relevé du départ de Dennis Kozlowski.
Traduction et adaptation Katja Schaer