De Peter Hossli (text) et Johannes Krömer (photo)
Ronald Inglehart a transmis à ses enfants une règle de vie : s’occuper des autres. Bien sûr, travailler dur et se brosser les dents tous les jours comptent aussi parmi ses principes. Mais il est convaincu que “seul celui qui s’occupe des autres est vraiment heureux”.
Ronald Inglehart est bien placé pour le savoir, car personne ne connaît mieux que lui les valeurs et leur signification. Avec passion, le politologue américain interroge les gens sur ce qu’ils désirent. “Les valeurs sont ce qui nous motive, ce à quoi nous aspirons”, dit Inglehart en souriant. De son bureau ensoleillé de l’Université du Michigan à Ann Arbor, près de Detroit, le professeur dirige la “World Values Survey”, un réseau de 180 sociologues qui effectuent des sondages dans 95 pays et mesurent les valeurs de quelque 80% de la population mondiale. Ronald Inglehart veut savoir comment les gens appréhendent le monde. “Enfant, je rêvais de pouvoir me glisser dans la peau des autres pour voir avec leurs yeux.”
Les questionnaires ont aujourd’hui remplacé les fantaisies enfantines. Depuis trente ans, Inglehart les envoie tous les cinq ans dans le monde entier pour mettre en évidence les tendances et les schémas d’évolution. Les réponses à ces questionnaires font apparaître des valeurs universelles, comme l’amour de l’art ou la religiosité. “Tous les gens apprécient la beauté, écoutent de la musique. Tous veulent savoir d’où ils viennent et où ils vont.”
Un très large éventail de valeurs
Mais les valeurs universelles sont plutôt l’exception. Lorsque Ronald Inglehart compare des pays ou des continents, il constate l’existence d’un “très large éventail de valeurs”. Tandis qu’à l’intérieur des Etats-Unis, par exemple, le rapport est de 1 à 2 entre l’Etat fédéral le plus riche (Connecticut) et l’Etat le plus pauvre (Mississippi), il est, selon Inglehart, de 1 à 100 entre le pays le plus riche et le pays le plus pauvre du monde. “Un homme affamé a une stratégie tout à fait différente – et donc d’autres valeurs – que celui qui ne connaît pas la faim.” Pour quelqu’un qui est menacé physiquement, la valeur la plus importante est la sécurité. En revanche, celui à qui il suffit de monter le chauffage quand il fait froid et d’allumer la lumière lorsque la nuit tombe peut se consacrer à autre chose qu’à la lutte pour la survie. Les valeurs évoluent donc avec les conditions de vie, telle est la thèse qui se trouve à la base des recherches de Ronald Inglehart. Ce qui l’intéresse, c’est de savoir quelles sont les priorités des gens selon les pays et dans quelles circonstances la hiérarchie des valeurs se modifie.
Pourquoi les valeurs changent
Pour Ronald Inglehart, le changement des valeurs est déterminé par deux facteurs, le premier étant la sécurité physique et économique. Celui qui n’est pas menacé et mange à sa faim peut jouir d’une plus grande liberté d’action et s’épanouir davantage. Des valeurs comme la tolérance, la démocratie ou la protection de l’environnement remplacent alors les valeurs de survie. Le second facteur à avoir une incidence sur l’échelle de valeurs est le type d’activité. Un agriculteur, par exemple, est à la merci de la nature : selon les conditions météorologiques, sa récolte sera bonne ou mauvaise. Il ne peut que s’en remettre à une puissance supérieure. D’où l’importance primordiale des valeurs religieuses dans une société agricole. Mais dès que la chaîne de montage remplace la charrue, la planification centrale prend la place de Dieu. L’industrialisation évince la religion, et les valeurs deviennent séculières. Les changements sont encore plus radicaux dans une société fondée sur le savoir, comme le constate Inglehart en Europe occidentale, aux Etats-Unis ou au Japon. L’extrême rapidité de l’évolution oblige les gens à s’adapter en permanence et à faire preuve d’innovation et de créativité. La réalisation de soi devient une condition sine qua non.
Pour pouvoir saisir la complexité et la diversité des systèmes de valeurs, Inglehart a développé un schéma simple à deux axes. L’axe vertical mesure le passage des valeurs traditionnelles et religieuses aux valeurs séculières, l’axe horizontal celui des valeurs de survie aux valeurs d’épanouissement personnel. Les pays riches enregistrent une forte progression sur les deux axes, la plupart de leurs habitants étant attachés à des valeurs séculières et de réalisation de soi (voir graphique).
Chaque édition de l’enquête mondiale sur les valeurs coûte plusieurs millions de dollars. Dans les pays concernés, des instituts de sondage locaux sélectionnent un échantillon représentatif de 1500 personnes à qui ils posent entre 300 et 400 questions. Afin de permettre une meilleure classification des résultats, Inglehart se rend dans le plus grand nombre de pays possible. L’étude est financée en majeure partie par une fondation de la Banque de Suède. Et le ministère néerlandais des affaires étrangères finance actuellement une enquête dans des pays d’Afrique où il n’existe pas d’instituts de sondage. En janvier 2007, Inglehart a interrogé pour la première fois des habitants du Burkina Faso, du Mali, de l’Ethiopie, de la Zambie et du Rwanda.
Une nouveauté qui réjouit visiblement le chercheur originaire de Milwaukee, dans le Wisconsin. “Chaque nouveau pays apporte des systèmes de valeurs étonnants.” Qu’est-ce qui l’a le plus surpris au cours des trente dernières années ? “Le fait que la religion n’ait pas disparu, mais ait au contraire gagné du terrain dans le monde entier”, explique Inglehart. Au début des années 1970, tous les sociologues avançaient l’hypothèse d’un processus mondial de laïcisation. “Nous nous sommes trompés”, admet-il. Le taux de natalité des femmes croyantes a été sous-estimé : il est supérieur à cinq enfants, contre moins de deux en moyenne chez les noncroyantes. La population laïque ne diminue pas seulement en pourcentage, mais aussi en chiffres absolus.
Même si l’industrialisation favorise la tendance à la laïcisation, celle-ci est légèrement corrigée dans les sociétés basées sur le savoir. On voit toutefois apparaître d’autres formes de foi, non liées aux religions traditionnelles et débouchant sur une recherche autonome du sens. “Celui qui aspire à la réalisation de soi définit luimême ses valeurs, qu’il s’agisse de la sexualité, de l’avortement ou du divorce, poursuit Inglehart. Il n’obéit pas à un prédicateur qui veut lui dicter sa conduite, mais choisit sa propre religion. La foi n’apporte plus la sécurité, mais l’autonomie.”
L’épanouissement personnel engendre la tolérance
Chez les personnes prônant l’épanouissement personnel, le principal changement de valeurs se traduit par une tolérance croissante, notamment à l’égard des homosexuels. Alors qu’il y a trente ans, plus de la moitié des personnes interrogées par Inglehart dans le monde entier déclaraient qu’il ne faudrait jamais accepter les homosexuels, nombreux sont aujourd’hui les pays à reconnaître les mariages entre partenaires du même sexe. Cette évolution montre également que le changement de valeurs aboutit souvent à une révision de la législation. Inglehart explique la plus grande tolérance en ces termes : “Celui qui se sent en sécurité s’ouvre aux autres, celui qui a peur se replie sur lui-même.” Il n’est d’ailleurs pas étonné du résultat d’une récente étude désignant l’Irak comme le pays le plus xénophobe. “Le sentiment d’insécurité est extrêmement élevé chez les Irakiens.”
Outre la tolérance accrue à l’égard des étrangers et des homosexuels, Inglehart constate des progrès en matière d’égalité des sexes. “Les hommes ne sont plus considérés comme de meilleurs leaders, on ne leur donne plus la priorité lors du recrutement.” Dès que la société dépasse le stade de l’industrialisation et mise sur le savoir, les femmes gagnent en influence. Selon Inglehart, les femmes seraient déjà plus nombreuses que les hommes dans les universités américaines. Une évolution qui a d’ailleurs bouleversé le système de valeurs des femmes : lorsque celles-ci n’avaient pour seul horizon que la maison et l’Eglise, elles privilégiaient les valeurs conservatrices. “Aujourd’hui, les femmes sont plus progressistes que les hommes, affirme Inglehart. Elles profitent de l’évolution en cours, et leur indépendance économique leur permet de se réaliser.”
Mais la sécurité économique rend-elle heureux ? “Le bonheur est un équilibre entre ce que l’on souhaite et ce que l’on obtient en définitive, autrement dit entre les valeurs et le vécu”, observe Inglehart. Il contredit en cela les biologistes, pour qui le sentiment de bonheur dépendrait uniquement des gènes. “Ce sont les conditions de vie qui déterminent le bonheur”, dit-il. D’autant que la perception du bonheur varie beaucoup plus d’un pays à l’autre qu’à l’intérieur d’un même pays. “Les adeptes de la théorie génétique partent du principe que les Danois, peuple réputé heureux, ont un patrimoine génétique entièrement différent de celui des Russes, peuple le plus malheureux selon l’enquête.” La véritable explication est que les Danois vivent dans une société libre et tolérante, où les gens s’entraident et se font mutuellement confiance. “La vie est tout simplement plus agréable au Danemark qu’en Russie.”
Double revenu n’égale pas double bonheur
S’il est vrai que les habitants des pays riches sont souvent plus heureux que ceux des pays pauvres, la relation de cause à effet n’est pas prouvée. Dans les pays riches, les gens aisés ne sont qu’un peu plus heureux que les gens moins aisés. “Le bonheur n’est pas directement proportionnel au revenu”, explique Inglehart. Le politologue confirme ainsi une vieille sagesse : l’argent ne fait pas le bonheur. “Bien sûr, il vaut mieux en avoir. Mais l’argent apporte-t-il le bonheur permanent ? Non.”
Chez les pauvres, être capable de nourrir ses enfants engendre un très grand sentiment de bonheur. Toutefois, dès que le niveau de vie d’une population atteint celui du Portugal, pays le plus pauvre d’Europe occidentale, il n’y a plus aucune corrélation entre le revenu et le bonheur. A partir de ce seuil, ce sont les amis, la famille et la vie personnelle qui déterminent le bonheur, avant le travail et le revenu. Notamment la formation et l’intelligence façonnent les valeurs dans les sociétés aisées fondées sur le savoir. Pour Inglehart, l’opinion largement répandue selon laquelle l’argent rend plus heureux ne serait qu’un leurre. “Si le premier million procure un immense bonheur, ce sentiment ne dure pas, et celui qui n’est pas encore heureux avec 10 millions ne le sera toujours pas avec 100 millions.” Ce n’est pas un hasard si des multimilliardaires comme Bill Gates ou les fondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin, se lancent dans des activités philanthropiques. “Ils sont riches, leur travail a changé le monde et ils recherchent à présent une satisfaction dans de nouveaux champs d’action.” Cependant, prévient Inglehart, même les milliardaires ne peuvent pas être parfaitement heureux. Et c’est très bien ainsi. “Ce serait contraire aux lois de l’évolution. L’humanité stagnerait et finirait par disparaître.”
Comme le sentiment de bonheur diminue après un certain temps, les hommes se fixent des objectifs toujours plus élevés. Un besoin particulièrement marqué aux Etats-Unis, le pays le plus riche du monde, mais pas le plus heureux. Le droit à la “recherche du bonheur” figure même dans la Déclaration d’indépendance américaine de 1776. “L’aspiration au bonheur fait partie de la nature des Américains”, dit Inglehart. C’est pourtant ailleurs que l’on trouve les gens les plus heureux, à savoir dans les pays scandinaves et en Amérique latine. Malgré un climat rigoureux, les pays du nord de l’Europe se déclarent très satisfaits de leur vie. Inglehart explique ce résultat par l’honnêteté des gouvernements et le bon fonctionnement des institutions, facteurs auxquels s’ajoutent un degré de tolérance et un sentiment de responsabilité envers autrui plus élevés qu’ailleurs. “Même s’il existe un rapport entre le bonheur et la démocratie, poursuit di Inglehart, la démocratie ne fait pas forcément le bonheur.” En revanche, l’inverse est vrai : “Les gens heureux sont plus ouverts aux valeurs démocratiques.”
Pour Inglehart, l’Amérique latine est une véritable énigme. “Tous les pays d’Amérique latine, et surtout les Caraïbes, sont plus heureux que leurs revenus le laisseraient penser.” Le climat joue certainement un rôle non négligeable à cet égard, mais les relations sociales sont le facteur déterminant : “Les habitants de ces pays ont beaucoup plus d’amis et passent davantage de temps en leur compagnie.” Tout en bas de l’échelle du bonheur, on trouve les anciens pays communistes, notamment la Russie. La chute du régime soviétique a encore accentué la tendance négative. “Avec la fi n du communisme, le système de valeurs russe s’est effondré, créant dans la population un grand sentiment d’insécurité”, explique le politologue. Les bouleversements soudains peuvent également infl uer sur les valeurs. Ainsi, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis puis la lutte anti-terroriste ont déstabilisé le monde entier.
En même temps, ces événements nous ont fait prendre conscience de l’isolement de l’Islam. Alors que le besoin de réalisation de soi augmente presque partout, les pays islamiques stagnent. On n’y constate aucun progrès ni en matière de tolérance à l’égard des femmes ou des homosexuels, ni en matière de démocratie. Et cela malgré la prospérité de nombreux Etats arabes. Inglehart explique l’immobilisme du monde islamique par la “malédiction des richesses naturelles”. “Lorsqu’on possède la moitié des réserves pétrolières, on n’a pas besoin de se moderniser.” La société reste au niveau du Moyen Age, et il n’existe pas de classe moyenne forte susceptible d’urbaniser le pays et de le mener vers une société du savoir.
Les données recueillies par Inglehart dans son bureau d’Ann Arbor constituent pour des organisations comme la Banque mondiale ou les Nations Unies une base permettant d’anticiper l’évolution du monde. A cet égard, le professeur est optimiste. “Il y a de l’espoir, exception faite de la tendance au terrorisme.” La richesse, la sécurité et le bonheur sont en progression. Une grande partie du monde est industrialisée, et dans des pays naguère très pauvres comme la Chine et l’Inde, les classes moyennes se développent. Les barrières commerciales disparaissent, les mouvements de capitaux et les transferts de technologie s’intensifient, ce qui crée partout de nouveaux emplois.