La folie est d’actualité

Gilles Peress a photographié la révolution en Iran, la guerre en Bosnie, le génocide au Rwanda. Plus récemment, il s’est rendu en Afghanistan et en Irak. Sa motivation ? Prendre part à l’histoire. L’adrénaline ? Une drogue dangereuse.

Texte: Peter Hossli
Photo: Gilles Peress

srebrenica.jpgLa sonnette est en panne, un petit mot invite à frapper à la fenêtre. Presque aussitôt, la porte s’ouvre sur une paire d’yeux vifs et curieux, surmontés d’une chevelure bouclée grisonnante. «Welcome», lance Gilles Peress de sa voix douce teintée d’accent français. Il montre le chemin vers le jardin, s’allume une cigarette, boit une gorgée de café dans un gobelet en carton, semble détendu. «Le paradis est ici, à Brooklyn», assure-t-il. Gilles Peress et sa famille habitent une jolie maison de briques dans ce quartier de New York. «Mais comme le chaos dans ma tête est plus grand que celui qui règne à l’extérieur, je n’apprécie pas ce paradis à sa juste valeur.» C’est aussi pour cette raison qu’il est attiré depuis trente ans par les zones dangereuses, celles où les guerres font rage et où les hommes commettent des atrocités contre d’autres hommes. «Je me sens plus en paix quand le chaos extérieur surpasse mon chaos intérieur, explique-t-il. Seul l’essentiel compte alors.»

Né en France en 1946, Gilles Peress a souvent vu le chaos. Après un reportage sur Mai 68, il couvre une longue grève dans une mine de charbon, puis le conflit religieux en Irlande du Nord. A la fin des années 1970, il est au cœur de la révolution iranienne. Plus tard, il esquive les tirs des snipers à Sarajevo. Ses reportages sur les charniers de Srebrenica et de Vukovar ainsi que sur le génocide rwandais sont terribles et saisissants à la fois. Le 11 septembre, il fixe sur sa pellicule la pointe sud de Manhattan : la guerre vient de faire irruption dans sa ville. Peu après, ce sera la guerre en Afghanistan et en Irak, une sorte de «continuité de l’histoire», comme il qualifie ce conflit et tous les autres.

Car pour le photographe, la frontière entre guerre et paix est très floue. «Il n’y a pas de guerre absolue ni de paix absolue», affirme-t-il. Et il le prouve par une anecdote : pendant le siège de Beyrouth en 1982, tandis qu’il rend visite à un Libanais hospitalisé pour des brûlures causées par une bombe au phosphore israélienne, il entend par la fenêtre un bruit sourd et rythmé. Se penchant à l’extérieur, il aperçoit un couple qui joue au tennis…

Gilles Peress allume une deuxième cigarette. Il remercie tendrement sa femme pour le café qu’elle vient d’apporter. Il parle de ses enfants, qu’il dit aimer plus que tout, explique pourquoi il est venu à New-York dans les années 1970 : «Pour échapper à la médiocrité française.» C’est à cette époque qu’il rejoint la légendaire agence Magnum, qui a longtemps joué un rôle majeur dans le reportage de guerre.

Pourtant, Gilles Peress ne se voit pas comme un photographe de guerre. Le journalisme n’est pour lui qu’un moyen approprié de déclencher des processus à long terme. Le photographe ne se prend pas non plus pour un artiste, bien que ses œuvres soient collectionnées et exposées dans des musées de renom à travers le monde. «Je n’aime pas les étiquettes, déclare-t-il. Les réalisations les plus intéressantes se produisent à la frontière du journalisme, de l’art et du cinéma. Par ailleurs, mon travail n’a rien à voir avec moi, je ne me prends pas très au sérieux.» Là où d’autres reporters abordent les zones de conflit la tête remplie de clichés héroïques, Gilles Peress s’intéresse uniquement aux victimes civiles. «Au début du XXe siècle, les victimes de guerre étaient à 90% des soldats et à 10% des civils. Aujourd’hui, c’est l’inverse», constate-t-il. Voilà ce qu’il veut montrer à travers ses images, ses livres et ses expositions. «Nier cette évidence est à mon sens moralement condamnable.»

La conversation de Gilles Peress est courtoise, presque amicale, ponctuée de traits de charme et d’humour. «Je suis Français, mais je n’ai rien de français», déclare-t-il. Son grand-père était un Géorgien juif, marqué par l’Union soviétique, et sa mère issue d’une famille chrétienne orthodoxe du Proche-Orient. Gilles Peress a grandi à Paris, étudié la philosophie et les sciences politiques. D’où sans doute son rejet des explications simplistes et des conclusions hâtives. Interrogé sur ce qui le pousse à photographier des zones en conflit, il répond : «Je veux comprendre.» Il ne se fie pas aux médias, ni aux gouvernements. «J’ai besoin d’aller sur place pour me faire ma propre opinion.»

Surtout quand il y a un énorme fossé entre les déclarations officielles et l’atroce vérité. En 1994, le reporter est ulcéré de voir les juristes de l’ONU se disputer pour savoir s’il convient où non de qualifier de génocide les massacres perpétrés au Rwanda. L’inaction de la diplomatie européenne l’incite à se rendre en Bosnie et en Croatie. «Nous devons témoigner de l’histoire car nous ne pouvons pas l’ignorer, elle nous rattrape toujours», déclare-t-il. L’objectif de son appareil devient alors un instrument de preuve. Ainsi, ses images insoutenables des charniers dans les Balkans ont servi d’argument pour la mise en place de la Cour pénale internationale à La Haye.

Gilles Peress n’est pas un héros. Il évalue précisément le danger. «L’analyse minutieuse du contexte permet de réduire le pourcentage de risque», explique-t-il, se qualifiant lui-même «d’homme peu enclin au risque». Il n’hésite d’ailleurs pas à porter un gilet pareballes. Il voyage de jour, trouvant les déplacements nocturnes trop dangereux. Il préfère utiliser un véhicule blindé plutôt qu’une voiture ordinaire. Et il cherche toujours à savoir en qui il peut avoir confiance, où se trouve le front, qui défend quels intérêts. Une fois qu’il a exclu tous les dangers concevables, il se laisse porter. «Je suis alors entre les mains de Dieu et j’accède à une autre sphère spirituelle et mentale.» L’esprit complètement libre, Gilles Peress peut enfin travailler.

L’adrénaline fait pourtant partie du métier, admet-il. «Je sais qu’elle peut rendre dépendant, qu’elle est aussi dangereuse que toutes les autres drogues.» Elle émousse la capacité de jugement et influe sur le style de vie. Selon Gilles Peress, les reporters de guerre qui fonctionnent principalement à l’adrénaline perdent rapidement de vue leur objectif et oublient pourquoi ils sont là. Par manque de prudence, ces «junkies» de l’adrénaline seraient les premiers à perdre la vie dans un conflit, au même titre que les plus Gilles Peress ne se voit pas comme un photographe de guerre, ni comme un artiste, bien que ses œuvres soient collectionnées et exposées dans des musées de renom à travers le monde. jeunes et les plus inexpérimentés. «Le reportage de guerre est une affaire sérieuse, affirme Gilles Peress. Le photographe doit toujours s’effacer devant les événements.»

C’est l’exigence que Gilles Peress s’impose dans son travail : une noble intention destinée à faire avancer un processus respectable. Mais que ressent-on quand on est témoin d’actes atroces et barbares ? Gilles Peress élude la question, trop personnelle. Il ne refoule pas pour autant les situations auxquelles il s’expose. «Mon travail entame parfois mon respect pour l’humanité.» Il allume une autre cigarette. Il a été élevé dans la croyance que l’homme était bon par nature. Et que s’il lui arrivait d’être mauvais, il suffisait de le remettre dans le droit chemin. Le Rwanda a ébranlé cette conviction. En un mois, 800 000 êtres humains on été massacrés à l’arme blanche par d’autres êtres humains. Gilles Peress faillit alors croire que 90% des gens étaient mauvais. « Les 10% restants m’ont sauvé, ceux qui font de belles et bonnes actions. Sans eux, j’aurais sombré dans une dépression profonde. » Et sans son travail, qui lui permet d’assimiler les événements vécus, de leur donner une forme, comme il dit. «Le Silence», tel est le titre de son livre sur le Rwanda. Comme le silence qui planait après le massacre à la machette entre Hutus et Tutsis, et le silence de la communauté internationale, ou encore le profond silence ressenti par Gilles Peress au moment de développer ses clichés. «Lorsque j’ai traversé le Rwanda, il n’y avait aucun bruit, tout était mort, les hommes, les animaux, tout.»

Gilles Peress a photographié de jeunes Irlandais du Nord lançant des cocktails Molotov sur des véhicules blindés, des cadavres mutilés, des colonnes de réfugiés. Il a photographié des pompiers cherchant en vain des survivants dans les cendres du World Trade Center. Il a conscience de la relation complexe entre lui et la souffrance fixée sur sa pellicule, de ce terrible dilemme du photographe de guerre, qui tire profit de l’horreur : «Toutes les grandes œuvres naissent au croisement du monde intérieur avec le monde extérieur. Je commence toujours par fixer exactement la frontière entre perception réelle et perception fictive, entre ce que je vois et ce qui se passe dans ma tête ; je peux être ainsi des deux côtés de l’objectif.» Pour cela, il faut une intention sincère et une situation authentique, conditions indispensables de toute démarche honnête.

Les photographies de Gilles Peress sont souvent en noir et blanc et dégagent parfois une beauté brute. Mais peut-on esthétiser la misère, rendre beau l’effroyable ? Cette question consume de nombreux photographes de guerre. «Mes images sont plutôt moins belles que les autres parce qu’elles sont plus chaotiques.» Elles sont souvent à l’intersection entre l’ordre et le tumulte, le calme et l’agitation. «Si certains les trouvent belles, cela tient au paradoxe entre la vie et la mort, au paradoxe de l’histoire. Je n’y suis pour rien.»

L’opposition dialectique entre la forme et le fond est essentielle pour Gilles Peress. Un tableau, un livre, une œuvre dans un musée ne lui procurent d’émotion que s’il y a antagonisme entre une forme puissante et un contenu fort. Bien sûr, le contenu l’emporte toujours. «Mais je trouve pathétique de privilégier systématiquement le contenu sur la forme pour des raisons idéologiques. Ce qui est accroché au mur est alors fade, ne signifie rien.»

Gilles Peress rejette la critique postmoderne selon laquelle la réalité ne pourrait être représentée de façon adéquate et les images déformeraient la vérité au lieu de la rendre accessible, ce qui signifie donc qu’il serait immoral de photographier un conflit. «Ce sont des théories réactionnaires, imaginées par des académiciens enfermés dans leur tour d’ivoire. Si l’on ne peut pas représenter la réalité, autant rester chez soi. Mais comment changer le monde sans aller à sa rencontre ? L’alternative consistant à ne rien faire, à se taire, à se cacher, entraînerait des conséquences inacceptables pour moi, me rendrait complice du mal.»

Pour autant, Gilles Peress pense-t-il que ses photographies peuvent changer le monde ? Il est bien trop sensé pour répondre à cette question par oui ou par non : «Je suis patient.» La recherche effrénée du résultat ou de la satisfaction immédiate lui répugne. Un acte isolé ne peut pas bouleverser le monde, ni la vision de celui-ci. «C’est l’accumulation de petites avancées qui nous fait évoluer. Les grandes victoires demandent du temps et ne sont jamais le fait d’une seule personne mais de plusieurs.» Lui-même estime participer modestement au cours de l’histoire. «Nous devons accepter l’idée que notre vie ne suffira peut-être pas à atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés.»